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aussi rare que splendide[1]. Je m’attendais de seconde en seconde à entendre le cri : mort aux infidèles! et finis par me lever au bout d’un quart d’heure pour remercier le mashir de m’avoir procuré une satisfaction qui valait à elle seule le voyage de Perse; je lui demandai en même temps la permission de me retirer. La foule délibérait justement alors si on ne nous tuerait pas sur place le gardien et moi. Il est fort possible qu’une ou deux minutes plus tard nous ne fussions pas sortis vivans de l’enceinte profanée. Nous reprîmes cependant le chemin par lequel nous étions venus, et, après avoir fait mes adieux à mon guide (car je devais me rendre prochainement au camp de Murâd-Mirza), je remontai à cheval pour rentrer chez moi. Une foule nombreuse assistait à mon départ, mais pas un mot ne fut prononcé. Le lendemain, ayant à sortir, je trouvai encombrée de monde la rue où je demeurais, ce qui me parut étrange, vu qu’elle était située dans un des quartiers les moins fréquentés. — Le samedi 18, je dormais du plus profond sommeil quand Riza, vers minuit, vint m’éveiller en frappant aux carreaux de ma fenêtre. Le colonel Dolmage désirait me parler à l’instant même. Je me précipitai à bas du lit pour lui ouvrir tout aussitôt. Dolmage est d’une bravoure éprouvée, et son sang-froid résiste ordinairement aux plus rudes épreuves; mais en ce moment il était, à ne pas s’y tromper, sous le coup d’une impression assez vive. — Le vâzir, me dit-il, chez lequel j’ai dîné, m’a paru en proie à de singulières préoccupations : on avait peine à lui arracher quelques paroles. Quand il m’a vu me disposer à prendre congé, il m’a demandé en grâce de changer mon uniforme contre un costume persan qu’il s’offrait à me prêter, et comme je me refusais à cette mascarade, il m’a dénoncé l’exaspération qui règne, paraît-il, chez le populaire. Plus de trente lettres lui ont été adressées par les principaux employés de la mosquée : ils se plaignent qu’on ait souillé les reliques du saint imam par la présence d’un infidèle, et demandent que cette insulte soit vengée. Si le vâzir ne fait pas droit à leur requête, ils déclarent nettement qu’ils se chargeront de suppléer à son inaction. Notre homme assure qu’il a veillé toute la nuit dernière et tenu son monde sous les armes; mais il ajoute qu’il lui serait impossible de réprimer une émeute provoquée par des ressentimens religieux dans une ville comme celle-ci. Enfin il m’a donné dix de ses farrashes[2] pour me ramener chez moi, et je suis accouru vous trouver sans perdre de temps... Vous voyez, ajoutait Dolmage, que nous avons grand’chance d’être massacrés... Si l’on vous attaque en effet, je viendrai me placer à vos côtés, et dans tous les cas nous ne nous laisserons pas tuer sans leur montrer de quoi nous sommes capables...

« J’avoue que j’étais fortement contrarié d’avoir mis mon compatriote et de m’être mis moi-même dans une pareille passe. Je lui fis part de l’idée

  1. « Je me crois le seul Européen qui ait jamais pénétré, du moins sous le costume de sa race, dans la mosquée de l’imam Riza. La description de M. Ferrier atteste implicitement qu’il n’en parle que par ouï-dire ou après y avoir jeté un simple coup d’œil en traversant l’avenue Khiyaban. »
  2. Le farrash, littéralement le « serviteur qui étend les tapis, » est aussi, par extension, un des agens subalternes de la police.