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Quand en 1270 saint Louis voulut se croiser une seconde fois, il ne trouva plus chez ses barons l’enthousiasme de sa première croisade. Son compagnon et son historien, le sire de Joinville, s’excusa de prendre de nouveau la croix. À la messe pendant laquelle saint Louis déclara sa résolution, Joinville entendit deux chevaliers qui se disaient l’un à l’autre que, si le roi se croisait, ce serait « une des plus douloureuses journées qui oncques fût en France, car si nous nous croisons, nous perdrons le roi, et si nous ne nous croisons pas, nous perdrons Dieu, puisque nous ne nous croiserons pas pour lui. » Saint Louis essaya de décider Joinville à l’accompagner. « À cela je répondis que pendant que j’avais été au service de Dieu et du roi au-delà de la mer, et depuis que j’en étais revenu, les sergens du roi de France avaient détruit ma gent (mes serfs) et l’avaient approvoyée (appauvrie). Aussi, si je voulais faire œuvre au gré de Dieu, il me fallait demeurer ici pour mon peuple aider et défendre, car, si je portais mon corps au pèlerinage de la croix, voyant tout clair que ce serait au mal et au dommage de ma gent, j’agirais contre Dieu, qui mit son corps pour son peuple sauver. » Le bon chevalier, en raisonnant ainsi, ne montrait pas seulement son indifférence pour la croisade ; il était un peu sophiste, ce qui achevait de prouver qu’il n’y avait plus en lui le moindre enthousiasme pour la guerre en terre sainte.

Après la mort de saint Louis sur les côtes de Tunis (1270), le découragement et l’insouciance achevèrent de remplacer dans presque tous les esprits la ferveur des premières croisades. Ce n’est pas qu’il n’y eût dès les premières croisades bien des froideurs et des retards. Beaucoup de gens se croisaient dans un premier moment d’enthousiasme, qui bientôt tâchaient de ne point partir. Dans un dialogue entre l’Amour et le troubadour Peyrols, l’Amour dissuade le troubadour d’aller à la croisade. « Peyrols, jamais ni Turcs ni Arabes, quoique vous vous armiez contre eux, n’abandonneront la tour de David… Quoi ! vous irez outre mer quand les rois n’y vont pas ! Voyez les guerres qu’ils font, et voyez comme les barons cherchent aussi des excuses[1] ! » Peyrols cependant prit part à la troisième croisade (1188) ; mais il y eut après lui bien des troubadours, Blacas par exemple, qui ne voulurent pas quitter leurs dames. « Je ferai ma pénitence, dit Blacas, entre la mer et la Durance, près des lieux qu’habite ma dame[2]. » Ce sont les poètes pourtant, troubadours et trouvères, qui restent le plus longtemps fidèles à la ferveur des croisades. Après la mort de saint Louis, Raymond Gaulcem de Béziers prêche encore la guerre sainte, et s’indigne des obstacles

  1. Voyez Fauriel, Histoire de la Poésie provençale, t. II, p. 118 ; Michaud, Histoire des Croisades, t. IV, p. 447.
  2. Michaud, Histoire des Croisades, t. IV, p. 458.