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qu’oppose à son zèle l’insouciance générale. « Il y a maintenant trop de gens qui font semblant de vouloir s’armer pour la croix et qui n’en ont aucun désir. La plupart sauront s’en excuser et diront sans pudeur, les uns : J’irais outre-mer, si le roi me donnait une solde ; d’autres : Je n’ai pas de santé, et ceux-ci : Si je n’avais des enfans j’aurais bientôt franchi la mer ; rien ne me retiendrait ici. »

Les papes continuaient à prêcher la croisade, et le clergé, qui à chaque nouvelle expédition payait un décime sur ses biens, se plaignait vivement de ces impôts. Il songeait plus à la défense de ses revenus qu’à la délivrance de la terre sainte. Les papes, les poètes, les femmes et le peuple gardaient la tradition de l’ancien zèle ; mais la société ecclésiastique et féodale, c’est-à-dire la société puissante et active, ne voulait plus faire les frais ou supporter la fatigue de ces expéditions lointaines, ou si les aventuriers de la féodalité consentaient encore à aller au-delà des mers, c’était pour conquérir des royaumes et des principautés. L’ambition et non plus la foi les inspirait. « Dans un temps, dit Pétrarque, où il s’agissait entre les princes chrétiens de faire la guerre aux Sarrasins et de leur enlever une seconde fois la terre sainte, chose que nous entreprenons souvent et que nous n’exécutons jamais, on délibérait à Rome sur le choix de celui qu’on mettrait à la tête de cette entreprise. Don Sanche, fils d’Alphonse, roi de Castille, fut préféré aux autres princes de l’Europe à cause de sa bravoure et de son expérience dans la guerre. Il alla à Rome, invité par le pape, et fut admis dans un consistoire public où l’élection devait se faire. Comme il ignorait la langue latine, il fit entrer avec lui un de ses courtisans pour lui servir d’interprète. Don Sanche ayant été proclamé roi d’Egypte dans ce consistoire, tout le monde applaudit à ce choix. Le prince, au bruit de ces applaudissemens, demanda à son interprète de quoi il était question. — Le pape, lui dit l’interprète, vient de vous créer roi d’Egypte. — Il ne faut pas être ingrat, répondit don Sanche ; lève-toi et proclame le saint-père calife de Bagdad. » Pétrarque prend le mot de don Sanche pour une plaisanterie. En échange d’un royaume idéal, le prince donnait au pape un pontificat chimérique. Je prendrais plutôt le mot pour l’expression de l’ambition qui inspirait alors les expéditions faites en Orient. On allait conquérir des royaumes et des empires ; on n’allait plus délivrer le tombeau de Jésus-Christ.

Le mauvais succès des croisades au XIIIe siècle augmenta le discrédit de ces expéditions. Les guerres religieuses semblent celles qui peuvent le plus aisément se passer de succès : il n’en est pas au contraire qui en aient plus besoin. L’homme est ainsi fait qu’il ne regarde pas longtemps comme saintes les causes qu’il voit toujours malheureuses. Il veut croire à l’assistance de Dieu quand il croit