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seau qui chante,… en voilà pour toute une journée. Il ne faut pas qu’un homme s’en préoccupe. Les hommes sont forts ; nous autres femmes, nous n’avons de courage que contre nos propres douleurs…

— Et nous autres hommes, madame, nous ne supportons bravement que les douleurs d’autrui… Est-ce là votre pensée ?

— Ai-je dit quelque chose qui pût vous blesser ? Pardonnez-le-moi !… Vous n’avez aucune raison de m’en vouloir : je suis pour vous une inconnue que le hasard vous fait rencontrer… Vous êtes gentilhomme, je porte votre nom, et c’est tout. Quand vous serez loin, bien loin d’ici, si mon souvenir vient vous visiter, qu’il n’ait rien de triste. Vous ne me haïssez pas, n’est-il pas vrai ?

J’avais le cœur pénétré de l’accent singulier dont elle me disait toutes ces choses incohérentes.

— Mais, madame, lui répliquai-je, je ne vous ai jamais haïe, vous ; c’est ma destinée que je hais.

Lorsque nous arrivâmes en face du château, le baron, qui marchait à quelques pas derrière nous, s’approcha de moi, et, s’emparant de mon bras :

— Il faut, me dit-il, que je vous fasse encore les honneurs de Saverne… Et d’abord je vais vous montrer votre appartement.

Il me conduisit au premier étage par un magnifique escalier en fer à cheval entouré d’une balustrade de marbre aussi finement découpée qu’une dentelle en point d’Alençon.

— Vous êtes logé comme un roi, me dit-il en poussant les deux battans d’une large porte de chêne incrustée de ciselures en fer forgé ; voici la cellule qu’on a préparée pour vous. Saluez, mon cher comte, ce seuil hospitalier.

Je saluai le seuil hospitalier, et j’entrai dans le salon, qui me parut fort beau. Les tentures étaient de brocart, les meubles de Boule. À quoi bon tout ce luxe ? me dis-je. Argent mal employé ! on a doré un reliquaire. — Ces sentimens se modifièrent un peu lorsque je pénétrai dans le cabinet de travail, dont l’ameublement me parut plus approprié à mes goûts. La bibliothèque se composait d’un millier de volumes reliés en maroquin aux armes de Saverne. J’en ouvris quelques-uns au hasard : c’étaient des livres de géographie, de voyage, de sciences naturelles, de chasse, d’archéologie. Au milieu de la pièce, sur un socle de marbre, une mappemonde en relief, entre les deux croisées une panoplie des plus riches, sur les murs quelques tableaux de maîtres représentant des vues de pays étrangers. Le baron me fit observer que la comtesse seule avait présidé à l’ameublement de ce charmant réduit, où tout semblait flatter ma passion pour les voyages. Elle avait ainsi joué avec ses