Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 51.djvu/483

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

fit jeter sur la braise du foyer une brassée de mélèze et de sapin, et bientôt la flamme illumina la vaste cheminée en répandant dans la pièce une forte odeur de résine. Nous nous étions rapprochés du feu, lorsque nous entendîmes rouler une voiture sur le sable de l’avenue. — Qui nous tombe du ciel à cette heure ? s’écria le baron. La comtesse écoutait d’un air inquiet ; après quelques minutes d’attente, la porte de la salle à manger s’ouvrit brusquement, et un personnage de haute taille, portant des bottes de voyage, enveloppé dans un long manteau, se présenta sur le seuil comme une apparition. En m’apercevant, il s’élança vers moi. C’était Henri de La Meilleraie, revenu de Patagonie… Nous nous embrassâmes fraternellement ; puis, le prenant par la main, je le présentai à la comtesse et au baron. — La comtesse de Saverne, dis-je d’une voix hésitante en me tournant vers Camille.

Henri s’inclina, puis me regarda d’un air surpris. — Marié ! murmura-t-il.

— Marié, repris-je tout bas.

Le jeu de ma physionomie ne put échapper à la comtesse, qui pâlit visiblement. Le baron offrit un siège au voyageur, qui s’assit entre Camille et moi. Il nous raconta qu’il était allé me chercher à Paris, à mon ancien domicile. Là on lui avait dit que j’étais à Saverne, et, se tournant vers la comtesse, il déclara qu’il était plus surpris que fâché de mon changement d’état, que, puisqu’il faut tôt ou tard mettre un terme aux folles visées de la jeunesse, je ne pouvais finir plus heureusement.

À cette flatterie, Camille s’inclina avec un sourire mélancolique.

— Si les longs voyages, poursuivit-il en s’adressant à moi, ont leur charme et leur ivresse, rien ne saurait remplacer l’affection d’une femme adorée : vivre à deux me semble le comble de la félicité. C’est la seule opinion bien arrêtée que j’aie rapportée de mes courses lointaines.

Il parlait d’un ton si brusque et si emphatique que j’en étais presque blessé. Je trouvais à son attitude et à sa physionomie je ne sais quoi de hautain et de compassé qui me jetait dans une surprise mêlée de dépit. Si dans sa vie errante et aventureuse il avait acquis certaines qualités viriles, en revanche il avait perdu, avec les manières délicates du monde, d’autres qualités nécessaires à l’homme qui vit en société. S’apercevant que je l’examinais : — Je ne suis plus, me dit-il, le La Meilleraie d’autrefois. — Et il entama le récit de ses voyages. C’était une sorte d’épopée où le merveilleux dominait. Tant qu’il resta sur ces hauteurs, le baron le laissa divaguer à l’aise ; mais lorsque, changeant de ton, il aborda l’idylle et l’élégie, lorsqu’il nous raconta je ne sais quelle aventure romanesque qui