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avait failli se terminer par un mariage : — Fi donc ! s’écria le baron en me lançant un regard oblique, vous marier, vous, monsieur de La Meilleraie ; mais c’eût été vous enterrer à tout jamais ! Il est des natures prédestinées aux grandes choses, et une des marques auxquelles on les reconnaît, c’est précisément cette personnalité puissante qui leur fait rompre sans déchiremens trop douloureux les affections qui enchaînent les autres hommes.

Notre voyageur arrêta son œil méfiant sur le baron ; mais le vieillard parlait si naturellement qu’il ne put deviner quel personnage on lui faisait jouer. Sa figure s’éclaira d’un sourire ; il attacha ses regards sur la comtesse comme pour s’adresser à elle seule, et se mit à faire l’éloge le plus exagéré de la femme, de l’amour et de la vie conjugale. Le baron triomphait. J’étais sur les épines. La Meilleraie connaissait la comtesse depuis quelques instans à peine, et il semblait vouloir la prendre pour juge dans toutes les questions de sentiment qu’il soulevait comme à plaisir, et qui touchaient aux problèmes les plus délicats du cœur humain…

Je devenais jaloux. Cette découverte me terrifia : jaloux sans aimer, à froid, par amour-propre ! Que s’était-il donc passé depuis quelques jours que La Meilleraie était au château ? Je ne le savais au juste ; mais je sentais que mon ami me trahissait. Chaque jour m’apportait un nouvel indice. J’avais la fièvre ; aucune parole ne rendrait l’état de mon cœur. Je ne vivais plus. J’allais, je venais, j’épiais. Un matin, tourmenté plus que jamais par l’aveugle passion qui s’était glissée dans mon cœur, je jetai par hasard les yeux sur cette porte discrète au-dessus de laquelle était représenté l’amour endormi, un doigt sur la bouche ; je la poussai brusquement, et j’entrai à l’improviste chez la comtesse. Debout, les cheveux à peine retenus par un ruban, la taille serrée dans un ample peignoir de soie qui laissait deviner des formes dignes des plus beaux marbres de la Grèce antique, elle me regardait avec une surprise mêlée d’embarras. Je ne savais comment entamer la conversation ; elle-même n’osait rompre le silence. Enfin je pris un fauteuil, et lui proposai de m’accompagner à cheval jusqu’à Montfort, où j’avais à causer de mon procès avec le notaire. L’idée de cette promenade parut lui sourire ; mais, lorsque j’ajoutai que La Meilleraie viendrait avec nous, elle changea de physionomie, et me pria de l’excuser, si elle préférait demeurer au château.

Nous touchions au nœud de la situation même, et j’avais résolu d’avoir une explication catégorique.

— Madame, lui dis-je avec gravité, quel est donc ce caprice ? Mon ami La Meilleraie vous déplaît-il ?

Elle me regarda un instant avec une sorte de fermeté qui me