Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 51.djvu/864

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

deux langues, l’une qui se parle, l’autre qui s’écrit; la langue des indigènes, venus eux-mêmes des plateaux de l’Asie, et la langue des conquérans apportée de Rome. La première est profondément enracinée dans le cœur des peuples qui s’en servent : elle représente pour eux la liberté, le culte traditionnel, elle rappelle à ces hordes émigrantes le souvenir des lointaines régions qui furent leur berceau; mais elle demeure flottante au milieu d’elles, l’écriture ne l’a pas fixée, elle n’a pas cette forme précise et arrêtée qui parle aux yeux. La seconde au contraire, organe d’une civilisation complète, possède cette qualité précieuse; de plus elle a des mots pour exprimer dans ses diverses parties tout ce qui se rapporte à une société constituée sur une large base; elle est comme l’image de l’administration romaine si puissante dans son ensemble. Cette langue latine, si solidement construite, les légions de César la promèneront d’abord à travers les Gaules; puis elle se fixera dans ces camps retranchés qui formaient des villes temporaires avec leurs bains, leurs théâtres, leurs temples. Enfin, quand des cités sont bâties, elle s’y établit, s’y consolide et commence à se répandre au dehors par l’influence des dominateurs. Plus tard, la religion chrétienne viendra en aide à la langue des Romains; elle achèvera cette conquête laborieuse, souvent interrompue, toujours menacée, qui avait coûté tant de sang aux maîtres du monde, et lorsque les Gaules, émancipées du joug qu’elles ont impatiemment supporté, se détacheront du vaste empire dont elles formaient une province, la langue latine sera partout comprise et partout parlée.

Sans doute, en passant par la bouche des Barbares, la langue de Cicéron, de César et de Virgile aura subi plus d’une altération, sans doute ces rudes Gaulois n’auront point acquis la prononciation pure, douce et sonore qui était particulière aux enfans de l’Italie; mais il y aura dans les diverses contrées qui composeront un jour le royaume de France un idiome nouveau, généralement répandu, plus ou moins dénaturé et pourtant capable de servir de lien entre les peuples d’origine différente qui s’y trouvent établis. Alors aussi chacun de ces mêmes peuples qui marchent d’un pas plus ou moins rapide dans la voie de la civilisation modifiera cet idiome dans le sens de sa propre nature. Il en résultera autant de patois, qui tous auront leur raison d’être ; ces patois se perfectionneront en proportion du degré de culture de ceux qui les parlent. Un seul cependant les dominera tous; ce sera celui par lequel s’exprime cette fraction des Gaulois que l’invasion des Francs est venue animer d’une vitalité plus robuste. Du jour où le nom de France a été prononcé, du moment où cette province s’est élevée à la hauteur d’un royaume, sa langue aussi a exercé le droit de suzeraineté sur toutes celles qui