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ligible ne peut convenir longtemps à un peuple jeune; on comprend qu’elle ne durera point, parce qu’elle n’est ni le passé ni l’avenir. Pendant le XIIe siècle, la poésie, qui avait débuté par des chansons ou poèmes en assonances, élargit son domaine; elle raconte à la fois les gestes des preux et les vertus des saints. C’est là, comme le remarque M. Littré, l’âge classique de l’ancienne littérature. La langue de cette époque rappelle par ses formes sévères les édifices du style roman; on y observe la même sobriété de détails, la même solidité dans l’ensemble. La phrase décrit sa courbe précise comme le plein-cintre; elle est gauche, naïve comme les images sculptées sur les frontons des cathédrales, ébauches grossières sans doute, et qui possèdent pourtant le mouvement et la vie. Dans les chansons de geste, la langue fait effort pour s’assouplir, pour se plier aux exigences du rhythme, et elle produit ces petits poèmes, ces épopées de courte haleine, héroïques ou religieuses, dans lesquelles toutes les ressources du nouvel idiome sont mises en jeu. Il nous est bien difficile aujourd’hui de comprendre la véritable valeur de ces compositions, qui constataient l’existence d’une langue nationale, indépendante, sur le sol de la France. Nous ne pouvons nous empêcher de sourire en lisant ces vers d’un rhythme monotone, qui se suivent en phalange serrée comme une troupe de piquiers. Ceux qui parlaient cet idiome alourdi étaient à coup sûr plus capables d’agir que de discourir : leur langue est terne et sans éclat, elle manque de rapidité et d’élan comme les coursiers normands que montaient les chevaliers de cette époque; mais elle dit bien ce qu’elle veut dire, elle est ferme et solide. D’ailleurs, dans les récits rimes du XIIe siècle, l’imagination du poète s’efface devant les faits surnaturels qu’il raconte, et le narrateur semble n’avoir eu qu’une seule pensée, celle de les rendre croyables en les exposant avec simplicité. Toutefois, si la langue est à peu près fixée, il n’en est pas de même de la syntaxe, qui demeure indécise; la grammaire n’a point non plus de règles établies, et l’orthographe semble livrée à la discrétion de chaque écrivain.

Ce n’est pas impunément que la poésie se révèle chez un peuple doué d’un esprit vif et curieux. Après l’avoir ému et touché jusqu’aux larmes, elle le réjouit et le fait rire. Au XIIIe siècle, il s’établit en France, comme en Espagne et en Italie, un double courant littéraire qui va des grands aux petits, des chevaliers aux paysans. D’une part ce senties chroniques de Ville-Hardouin et de Joinville, qui parlent des conquêtes lointaines des croisés en termes éloquens et pathétiques; de l’autre ce sont les romans et poèmes satiriques, les joyeux fabliaux, qui expriment ou provoquent le mécontentement du peuple contre les mœurs féodales. Ainsi, à côté des grands récits