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avions raison. Le succès excuse tout, soit; mais ce qu’il y a de certain, c’est que notre vieille langue française ne procédait pas ainsi. Pour s’en convaincre, il suffit d’étudier l’histoire de ses développemens.


II.

C’est au IXe et au Xe siècle que la langue française commence à se révéler dans de rares monumens écrits, dont quelques fragmens sont arrivés jusqu’à nous. Elle apparaît d’abord à l’état embryonnaire; ce n’est plus du latin, quoique le verbe et le substantif conservent encore quelques formes grammaticales empruntées à l’ancien type. La phrase marche timidement; il y a dans cet idiome naissant quelque chose de barbare, on y sent les efforts que fait un peuple étranger et encore inculte pour s’assimiler un langage savant. On croirait voir un rude chevalier de la table ronde affublé d’un costume romain. Il semble que l’écrivain ait peur de se hasarder hors des voies tracées par la langue latine, et qu’il recule devant l’idée de rompre avec le passé[1]. Ce qu’il prend pour l’idiome classique, ce qu’il veut imiter n’est en réalité que la basse latinité, toute remplie elle-même de mots étrangers, destinée à disparaître et à se fondre dans les dialectes qui vont surgir de toutes parts. Au XIe siècle, la langue romane a fait un grand pas : ce n’est encore qu’un patois; mais regardez de près cet idiome informe : il est vivant comme la chenille qui se tord sur le sable; comme elle, il possède les appendices qui plus tard se développeront et donneront à la langue en voie de formation ce qui lui manque pour se mouvoir avec aisance. Déjà l’article se montre, signe manifeste d’une langue analytique dans laquelle le substantif perdra ses flexions[2]; l’auxiliaire vient au secours du verbe, qui a perdu sa conjugaison savante et logique. Il y a quelques inversions encore, le tour est plus vif que dans les pâles copies du latin dont le siècle précédent nous a légué des exemples; mais de cette hardiesse qui consiste à jeter le verbe en avant pour mieux s’emparer de l’attention du lecteur, il résultera une certaine ambiguïté, et il faudra recourir à l’emploi de plus en plus fréquent des articles et des signes de cas. Cette langue gourmée, ce bégaiement à peine intel-

  1. L’un des plus curieux exemples de cette décomposition du latin prêt à produire la langue romane est cette phrase citée par M. Littré d’après le Fragment de Valenciennes : Jonas propheta habebat mult laboret è mult penet à cel populum.
  2. Au XIIIe siècle, le nom substantif, quoique précédé de l’article, conserve encore deux cas, le nominatif et le régime ou cas oblique. C’est exactement ce qui a lieu dans l’hindoustani, la langue vulgaire de l’Inde, dont la formation offre tant de rapports avec celle des langues romanes.