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un nouveau moule, un parti proportionné à la force de leur intelligence et à la fécondité de leur esprit. Les uns, comme Rabelais, se donnant libre carrière, créèrent, au gré de leur verve intarissable, une foule de mots étranges, excessifs, qui jaillissaient d’une inspiration bouffonne et caustique. D’autres, comme Amyot, doués d’une intelligence judicieuse et délicate, essayèrent de calquer notre langue sur le modèle grec; ils lui donnèrent la mesure et le nombre, sans omettre d’apporter, eux aussi, leur contingent d’expressions nouvelles. Montaigne, raisonneur hardi, nourri de la lecture des anciens, sut contenir sa verve dans de justes limites; ce fut moins par l’invention que par l’emploi ingénieux des mots déjà connus qu’il imprima à sa prose cette allure piquante qui en fait le charme. Tous ces grands écrivains furent des novateurs, ils vivaient au temps où le goût des saines études passionnait en Europe une foule d’esprits d’élite[1]; mais le bon sens, qui ne sommeille jamais en France, comprit que le moment était venu de trier ces matériaux, de les polir et d’en régler l’usage. Il fallut abandonner une notable partie de ce butin ramassé à la hâte durant une rapide campagne. Parmi les mots nés dans cette période féconde, les uns ont disparu, d’autres, bannis de la langue écrite, se sont réfugiés dans le style familier; il y en a d’autres encore qui ne se prononcent plus que soulignés par un sourire. Ils demeurent comme les témoins de cette efflorescence singulière que produisit chez nous l’amour des lettres profanes suscité par le mouvement de la renaissance.

De cette floraison luxuriante étaient sortis quelques fruits excellens, toute une série d’ouvrages qui devaient avoir une place à part dans notre littérature ; mais la langue française avait abandonné ses vieux erremens. Quand on se jette en avant avec ardeur, n’est-on pas porté à trop mépriser le passé? Sous Henri IV, qui avait l’esprit gascon et la parole prime-sautière comme Montaigne, on écrit encore avec une certaine naïveté, la phrase vive et colorée garde son allure gauloise que l’influence italienne ne peut modifier. Pendant le règne de Louis XIII, prince triste et sérieux, la cour cesse d’être galante, et les lettrés ont leurs heures de recueillement. Tout souvenir de la versification molle et facile du temps des Valois s’efface et disparaît; un reflet de la littérature espagnole, solennelle, grave et majestueuse malgré son étonnante fécondité, se projette sur la nôtre. La langue française possédait alors tout ce qu’il lui fallait pour produire des chefs-d’œuvre, la richesse et la clarté. Grâce

  1. La Fontaine fut le dernier qui mit en circulation des mots nouveaux, et ces mots, pleins de naturel et de naïveté, si bien placés dans la bouche de ses personnages, il les tire, lui, du fond même de la langue française, parce que dans ses fables il pense à tout le monde tout en ayant l’air de s’adresser aux lettrés.