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à cette disposition des esprits que les mœurs plus j)ures de la cour ne portent plus à la dissipation, le niveau des lettres va s’élevant toujours. On sut écrire avec perfection au XVIIe siècle, parce qu’on eut, pour exprimer des pensées nobles et généreuses, une langue bien disciplinée, armée de toutes pièces, précise et sûre d’elle-même; elle était comme un métal à peine refroidi, qui se prête facilement aux formes que l’artiste veut lui imprimer : de là cette personnalité si accentuée des écrivains de cette époque glorieuse. Chacun a son cachet, son individualité propre, et tous se distinguent par la rectitude, la dignité, le sentiment du grand. Le faux goût essaya bien de pénétrer au sein de cette société de lettrés qui le repoussaient énergiquement : il eut ses cabales, ses triomphes éphémères; mais la langue française avait trop de netteté et de franchise pour se plier aux minauderies italiennes, trop de vigueur et de jeunesse pour s’abandonner aux afféteries surannées des beaux esprits, elle était surtout trop bien défendue par les écrivains d’élite qui la traitaient avec un respect filial. Molière sut aussi bien que le grand Corneille jusqu’où il est permis de pousser la hardiesse sans blesser la grammaire, sans fausser le génie de la langue, et si l’on pouvait adresser un reproche à l’immortel auteur d’Athalie, ce serait de n’avoir pas osé mettre en œuvre toutes les ressources de l’instrument parfait dont il disposait. De la diction pure, irréprochable et tempérée de Racine, date un certain affaiblissement de la langue française; encore un pas dans cette voie, et la décadence s’annonce.

La fondation de l’Académ.ie française coïncida exactement avec la grande époque de la langue. Il restait encore beaucoup à faire au point de vue de l’orthographe; chaque auteur avait la sienne : la docte compagnie dut se charger d’en fixer les règles sur des bases certaines et logiques, comme aussi de veiller à la conservation de la langue française en donnant au public des exemples de belle et bonne diction; mais en ces temps classiques on eut un peu trop honte de quelques expressions vieillies si heureusement employées par nos pères. Les gens du monde, qui se piquaient d’être aussi puristes que les lettrés de profession, se liguèrent sans pitié contre des locutions excellentes qui méritaient de vivre à cause de leur formation parfaitement justifiable[1]. Cette manie de trier et de

  1. Ainsi le verbe ardre, dont nous avons gardé le participe ardent et le substantif ardeur, si expressifs l’un et l’autre, le verbe férir, qui subsiste encore dans la locution sans coup férir, où il reste debout comme la dernière colonne d’un monument ruiné; l’expression adverbiale à cette heure, chère à Montaigne, encore très usitée dans les campagnes et qui valait mieux que maintenant : l’adverbe moult, dont on retrouvait l’origine et la parenté dans le latin, l’anglais, l’italien, l’espagnol et le portugais sous les formes multum, much, molto, mucho, muito, est remplacé par beaucoup, qui est assez mal formé. Parmi les substantifs, on peut citer conil (lapin), qui venait du latin cuniculus, et qui est resté dans l’espagnol et le portugais, conejo et coelho; ouaille, qui n’est conservé dans le style religieux et aussi dans les campagnes, et dont on suit la filiation non-seulement dans toutes les langues venues du latin, mais encore dans des idiomes slaves, etc.