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sûr que dans les régions de la Normandie, de la Picardie et de la Flandre, où le métier de tisserand se confond si souvent avec l’état de cultivateur. Nombre d’ouvriers adroits, et notamment d’horlogers, renoncent volontiers aux éphémères occupations de l’agriculture, qui ne leur offriraient pas une suffisante compensation.

La vie dans les montagnes, au bord des précipices, la nécessité de gravir des pentes glissantes, de suivre des sentiers étroits et périlleux, agissent plus fortement sur les habitudes locales que le travail agricole. Il en résulte visiblement pour l’esprit certaines directions, certaines aptitudes particulières. Dès ses premières années, l’enfant se trouve en face de dangers avec lesquels son œil se familiarise avant d’en avoir compris l’existence. Aussi n’est-il pas rare que le sentiment qu’on pourrait appeler le dédain de l’abîme provoque des actes d’une incroyable témérité, et pour les motifs les plus futiles. Le dimanche, les distractions des jeunes garçons ne sont guère que des hauts faits de ce genre. Vous les voyez aux bords de précipices sans fond tantôt se laisser glisser sur le flanc lisse et nu du rocher, n’ayant pour se soutenir que quelques racines desséchées ou quelques pierres mal assujetties, tantôt se faire suspendre par une corde et balancer dans les airs, afin que, grâce à l’élan imprimé, le bras pénètre plus avant sous quelque mamelon de la montagne, et tout cela pour atteindre un nid ou pour cueillir une fleur. Dans la témérité de ces exercices éclate déjà l’instinct si remarquable, si caractéristique que possède le montagnard jurassien pour deviner à première vue la force d’un point d’appui, pour calculer sans faire de calcul, mesurer sans prendre de mesure. A personne mieux qu’à lui on ne saurait appliquer le dicton populaire : il a le compas dans l’œil. Le fait est qu’il possède le sentiment inné des proportions, l’instinct de la mécanique. Interrogez-le sur les principes et sur les règles, il les ignore absolument, et néanmoins il sait les observer dans l’agencement des pièces de son travail. Les détails de l’industrie du pays en fournissent la preuve à chaque instant. La réputation des ouvriers jurassiens est incontestée sous ce rapport. J’ai eu l’occasion d’entendre des juges aussi compétens que désintéressés en rendre spontanément témoignage. Dans un moment où il était question de remanier la circonscription de nos trois écoles d’arts et métiers, de Châlon, d’Angers et d’Aix, les chefs de l’établissement dont le ressort embrassait le département du Jura, ne cachaient point leur désir de le conserver sur leur liste comme un de ceux qui fournissent les sujets les plus aptes aux travaux d’ajustage.

Ce don naturel qui contribue à maintenir intact et même à grossir le lot du travail local n’est pas resté sans influence sur le sort des familles ouvrières. Certes il compte pour quelque chose dans l’ai-