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longue série de conquêtes : tandis que la main du meilleur ouvrier, exposée à mille impressions diverses, peut varier ou faillir, l’action de la machine est toujours sûre, et son œuvre toujours semblable à elle-même. Plus on peut recourir au travail mécanique, et plus on a de chances pour se rapprocher des conditions d’une justesse irréprochable. Cette remarque, j’oserai dire cette loi, s’applique aussi bien aux pièces d’une horloge qu’aux outils les plus gigantesques, qu’aux organes des appareils à vapeur les plus puissans et les plus compliqués. C’est le triomphe de l’homme que de rendre ainsi plus habile que lui-même l’appareil dont il a conçu le plan dans son esprit et qu’il a façonné de ses mains. Cependant, s’il charge la machine d’exécuter une partie de sa besogne, et d’ordinaire la partie la plus rude et la plus fatigante, lui seul peut la diriger, en prévenir les écarts, en empêcher les révoltes. Des expériences décisives n’ont-elles pas d’ailleurs démontré que l’intervention des instrumens mécaniques ne peut en définitive que multiplier au profit de l’ouvrier les élémens du travail? On ne discute plus sur ce point. Supposez qu’à Saint-Claude ou à Morez on se fût montré rebelle à l’emploi des machines, supposez qu’on eût renoncé à tirer parti des chutes d’eau dont la Providence a doté la contrée : l’industrie, loin d’avoir prospéré et grandi, serait en décadence complète; nombre de tourneurs et d’horlogers auraient été contraints d’aller loin de leurs montagnes natales chercher des moyens d’existence. Il est encore aujourd’hui dans ce milieu même plus d’une opération dure et rebutante qu’on ne saurait voir, sans en éprouver une peine secrète, se faire par la main de l’homme, et où l’intervention de l’outil mécanique viendrait invinciblement grossir le chiffre de la production[1].

De telles transformations, quand elles s’opèrent en dehors de circonstances exceptionnelles comme nous en avons rencontré dans les montagnes du Jura, opposent d’invincibles obstacles au système du travail à domicile. Il suffit d’ouvrir les yeux pour s’en convaincre. J’ai entendu quelquefois, il est vrai, des hommes animés des meilleures intentions exprimer l’espoir que l’essor du travail à domicile allait résulter de l’invention de tel ou tel appareil à vapeur d’un module extrêmement réduit et susceptible de s’installer dans les habitations privées. Il en est d’autres qui s’imaginent qu’on pourrait atteindre au même résultat, au moins dans les villes, en faisant circuler la force de la vapeur, comme l’eau ou le gaz, dans les maisons occupées spécialement par des familles ou-

  1. Je cite, dans la fabrication des peignes, l’opération qui consiste à ramener la corne à une surface plane, et qui, malgré les avantages résultant de l’emploi d’un appareil circulaire appelé toquet, dont l’invention est due à un habile industriel, M. Victor Desmaret, comprend toujours des parties si pénibles et si fatigantes.