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Nous voudrions surtout ici dégager nettement la physionomie de Thackeray, ne rien écarter de ce qui peut le mettre à sa véritable place. Nous ne voudrions ni le rabaisser ni le surfaire, mais, autant que possible, révéler l’homme à ceux qui connaissent ses livres.

Dès l’origine, et dans le cours d’une très longue rivalité, Thackeray s’était toujours montré le sincère admirateur de Dickens. Il ne lui avait ménagé, ni dans ses livres ni dans ses lectures, les témoignages ingénieux de la plus chaleureuse sympathie. Un jour même, — à Boston, devant un auditoire américain, — il lui était arrivé de citer un propos de sa fille, qui venant à comparer l’auteur de Pickwick club à l’auteur de Vanity Fair, s’était naïvement déclarée en faveur du premier. Une autre fois, apercevant Dickens parmi ses auditeurs des Willis’s Rooms, il le déconcerta par une allusion directe, embarrassante et flatteuse tout à la fois. Cette déférente amitié ne résista pourtant pas à une épreuve qu’il est permis de trouver légère, et de 1858 jusqu’aux derniers temps de la vie de Thackeray une froideur marquée, une brouille véritable, séparèrent les deux écrivains. Quelques mots suffiront pour résumer l’incident. Un article qui passait les bornes de la critique légitime, ayant été publié dans une feuille peu répandue (the Town-Talk), attira l’attention de Thackeray, qui, derrière un transparent anonyme, reconnut un de ses confrères du Garrick club. C’était là une circonstance aggravante, puisque l’écrivain satirique semblait se prévaloir de rapports personnels avec l’écrivain dont il se constituait le peintre, et dont il traçait un portrait assez peu flatteur.


« M. Thackeray, disait-il, n’a que quarante-six ans, bien que ses cheveux blancs semblent accuser un âge plus avancé. Il est de haute taille, et mesure environ six pieds deux pouces. Son visage exsangue n’a pas d’expression particulière, remarquable seulement par la déformation d’un des os du nez, résultat d’un accident de jeunesse... Il est impossible de ne pas reconnaître en lui de prime abord un vrai gentleman. Son attitude est froide et peu prévenante; sa conversation, parfois empreinte du cynisme le moins déguisé, affecte aussi par momens une teinte de bonhomie et de paternelle bienveillance. Ici cependant il y a contrainte évidente : un esprit mordant, un orgueil susceptible, voilà le vrai de ce caractère, qui sait d’ailleurs en toute occasion garder la sérénité froide et suave dont ne se départ jamais un homme bien appris... Le point culminant de ses succès fut la vogue extraordinaire de ses lectures sur les humoristes du XVIIIe siècle. Tout y fut extravagant, depuis le prix des places jusqu’aux hommages du lecturer à l’adresse de l’aristocratie qui s’empressait autour de lui. Personne d’ailleurs ne s’entend mieux que M. Thackeray à ouvrir sa voile du côté où le vent souffle. Ici courtisan des hautes classes, il professe au-delà de l’Atlantique le culte idolâtre de Washington, et crible les quatre George