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pas mariée, et il arriverait la même chose qu’avec Mme de Maintenon. L’obstacle étant insurmontable, un changement serait fatal ; tout le crédit tomberait entre les mains des prêtres ; Mme de Marsan[1] et les Noailles seraient, parmi les grands, ceux qui recueilleraient la plus grande part d’influence. »


Gustave III tenait beaucoup à se ménager les bonnes dispositions de la favorite, mais il lui importait aussi de ne pas se compromettre à cause d’elle auprès de l’opinion. Lors donc que le jeune baron de Liewen vint à Versailles pour y apporter la nouvelle de la révolution du 19 août 1772, et que Mme Du Barry joignit ses félicitations très vives au bon accueil que lui faisait Louis XV, Creutz dut rester sur la réserve :


« Mme Du Barry voulut envoyer à votre majesté, dit-il, son buste et le tableau que Greuze a fait d’elle ; mais cela engagerait votre majesté à lui donner son portrait et à lui écrire, cela pourrait embarrasser votre majesté : ainsi j’ai laissé tomber cette proposition. Il est cependant bien nécessaire de ménager Mme Du Barry ; je supplie votre majesté de me mettre en état de lui dire des choses flatteuses de sa part. Je suis extrêmement dans sa faveur, mais je suis embarrassé de ce que je dois lui répondre, si elle vient de nouveau à me proposer d’envoyer son portrait. Le roi est extrêmement délicat sur tout ce qui la regarde ; il ne pardonne ni n’oublie jamais la moindre chose qui pourrait la blesser. »


Gustave médita l’avis, prit sur lui d’écrire à la comtesse, mais d’un ton discret qui provoquait à peine une réponse. Si Mme Du Barry tombait, et que sa chute amenât le changement prévu par le comte de Creutz, il avait par la vieille comtesse de La Marck, une de ses spirituelles correspondantes, une ouverture et un appui précieux auprès du parti des Noailles.

Le ministère ne se soutenait que par la favorite, sans avoir de lui-même aucune force. Il était d’ailleurs tenu en échec par le duc de Choiseul, resté populaire après sa disgrâce, et qui pouvait à tout moment remonter au pouvoir. Il fallait donc que le roi de Suède, fort intimement lié avec le duc d’Aiguillon, ne se laissât pas non plus oublier du ministre déchu. Bien qu’il fût de mode de faire le voyage de Chanteloup, avec ou sans la permission du roi, par manière d’opposition, le comte de Creutz, ambassadeur étranger, ne pouvait tenter une pareille démarche sans se compromettre ; il ne négligea pas du moins de faire parvenir de temps en temps ses protestations affectueuses au duc et à la duchesse, et Gustave III lui-même se procura dans cet autre camp d’utiles intelligences par Mme de Brionne, très ardente amie des Choiseul, et qui trônait

  1. La princesse de Marsan, née Rohan-Rochefort, veuve du prince de Marsan, de la maison de Lorraine, dirigeait, avec Mme de Talmont, Mme de Noailles et le duc de Nivernois, ce qu’on appelait le parti des dévots.