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Louis XV, et retraçant un grave épisode, non sans quelques vives couleurs :


« Telle est mon opinion, sire[1], que les actions des souverains sont soumises à la censure de leurs propres sujets comme à celle de l’univers, mais que, le bon ordre exigeant que leurs personnes soient respectées, il faut garder le silence en public sur ce qui les concerne, et, lorsqu’on peut ouvrir son cœur, s’expliquer sans haine et sans mépris. Le feu roi, dans la maladie et dans la mort, à reçu d’une manière effrayante la punition de n’avoir rien aimé : il a été entouré de cabales, d’intrigues, et n’a pas inspiré le simple mouvement de compassion qu’on accorde au plus inconnu et au dernier des hommes. Des gens plus qu’indifférens sur la religion s’employaient avec un zèle furieux à lui faire recevoir les sacremens, sans le souci du danger qu’une révolution pouvait avoir pour le pauvre prince. D’autres, qui, par leur état, auraient dû s’occuper du salut de son âme, trahissaient leur devoir et leur profession, et l’exposaient à donner le plus grand scandale à son peuple pour lui éviter le sacrifice de Mme Du Barry. Tous ceux qui pouvaient entrer dans sa chambre y étaient comme à un spectacle curieux et quelquefois ridicule. On observait tout ce qui se passait pour l’écrire ou le redire ; on en faisait des plaisanteries. Une fois entre autres, il arriva que Mme Du Barry était penchée sur son lit pour lui parler lorsqu’on vint avertir que l’archevêque de Paris allait entrer. Le gentilhomme de la chambre, épouvanté du contraste qu’offrirait une telle rencontre, vint en diligence pour la faire sortir ; un de ceux qui étaient là lui faisait signe de ne rien témoigner, pour donner et pour avoir lui-même le divertissement que présenterait cette scène. Tous souhaitaient la mort, excepté quelques amis mercenaires qui n’avaient rien à attendre du nouveau règne. On ne peut nier cependant qu’outre les autres motifs qui, dans un cas pareil, peuvent exciter la pitié et de mélancoliques réflexions, la tranquillité du roi, la patience, la douceur, le courage avec lesquels il s’est déterminé à remplir ses devoirs ne dussent intéresser pour lui ; mais, pour en détourner l’effet, on se plaisait à croire contre toute apparence qu’il n’avait pas sa raison, et que tout ce qu’il faisait était machinal. Ce n’est point du tout mon opinion ; ayant été presque toujours à Versailles pendant la maladie, je puis assurer à votre majesté que j’ai rassemblé sans partialité toutes les circonstances pour former mon jugement. Il est bien vrai que souvent il a eu des absences momentanées ; mais la majeure partie de sa conduite, la plus importante, a été courageuse et raisonnée. Après sa mort, il fut abandonné, comme c’est l’ordinaire, et d’une manière plus terrible encore à cause du genre de la maladie ; on l’enterra promptement et sans la moindre escorte ; son corps passa vers minuit par le bois de Boulogne pour aller à Saint-Denis. À son passage, des cris de dérision ont été entendus : on répétait taïaut ! taïaut ! comme lorsqu’on voit un cerf, et sur le l’on ridicule dont il avait coutume de le prononcer. Cette circonstance, si elle est vraie, ce que je ne puis assurer, montre bien de la cruauté ; mais

  1. Lettre du 20 juillet 1774.