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avec ses défauts et ses qualités, toujours les mêmes. Les écrivains de cette complexion, les plus curieux, les plus attirans pour la critique, forment une petite phalange à part, et la pensée qu’ils ont été dès le principe et sont demeurés tout d’une pièce ne doit pas sortir des esprits qui les veulent juger.

Pour bien comprendre les procédés d’exécution de M. Michelet, il nous suffira de nous arrêter par exemple sur quelques points du livre qu’il a dernièrement publié, la Régence. Ce qui frappe dans cette étude, c’est d’abord l’expansion de personnalité qui mêle, comme d’habitude, l’historien lui-même à tous les faits qu’il raconte, puis la complaisance avec laquelle les portraits, les monographies se trouvent entassés, enfin le double excès du symbolisme et des déductions physiologiques ; Par une puissance d’imagination singulière, M. Michelet renouvelle en lui-même le drame historique, vit de la vie de ses personnages, respire en quelque façon l’air même qu’ils ont respiré, se les assimile corps et âme, avec leurs passions, leurs souffrances et leurs sentimens. On le voit toujours atteint au vif par les événemens qu’il déroule ; son cœur déborde de haine, de pitié, de tendresse, et force sa plume à verser à flots sur le papier les paroles vibrantes, ou délicates, ou amères. Voyez par exemple dans la Régence la peinture des êtres et des choses que met en saillie le système de Law : on sent que le trouble, dans toutes ces pages, est l’essence même de l’écrivain, que les choses l’obsèdent et le possèdent ; du fond de cette âme submergée par l’émotion, l’image arrive comme la vague, grossissant à chaque mot et déferlant avec fureur sur la phrase. De cette façon de procéder il résulte une histoire écrite ainsi qu’un pamphlet ou comme un libelle ad hominem. On y trouve le désordre et l’incohérence de toutes les passions, la mise en lumière au premier plan, selon les pensées qui préoccupent surtout l’écrivain, de ce qui devrait être au second, effacé dans une demi-teinte. Pas un instant il ne reste en dehors de son récit, avec l’attitude paisible, désintéressée d’un observateur ; il est partout, mêlé à tout, prompt à l’attaque et à la riposte, et le lecteur, qu’étourdissent ces élans à corps perdu, doit renoncer à entendre à l’écart le témoignage des hommes et des faits.

M. Michelet, avons-nous dit, aime par-dessus toutes choses à accumuler les portraits : non pas qu’il range précisément en une procession les types que sa plume dépeint ; mais la trame de son récit demeure assez lâche et désordonnée pour qu’il puisse, quand il lui convient, donner au portrait de ses personnages les proportions les plus étendues, y revenir à toutes les distances par un trait ou une retouche qui les achève et les accentue. On sait quel est son procédé pour faire un portrait : il nous donne d’abord, et se garderait bien de l’oublier, l’être physique d’après les reproductions peintes ou gravées, les miniatures, les médailles ou les renseignemens écrits ; en un clin d’œil, l’original est recomposé, non pas au moyen d’une