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nous courions. Il importait en effet de ne pas entrer dans la Manche en croyant donner dans la Charente, de ne pas rencontrer la tour de Cordouan en cherchant la tour de Chassiron. Des écarts de vingt, de trente lieues même à droite ou à gauche se voient souvent quand on est resté plusieurs jours sans observations. Pour aller à Rochefort, un surcroît de prudence était nécessaire, car on avait à craindre d’un côté nie-Dieu, peu élevée et projetant au large quelques récifs, de l’autre le terrible danger de Rochebonne, qui est à plusieurs mètres sous l’eau et hors de vue de toute terre. Ce danger est le grand écueil des navigateurs dans le golfe de Gascogne. Aujourd’hui que la science ne recule devant aucun problème, on a songé à le signaler par un feu flottant : des audacieux ont même demandé qu’on jetât sur cette base étroite et escarpée les fondemens d’un phare. Ce sont encore des projets à l’étude ; mais il est fort probable que dans quelques années, au lieu d’éviter le haut-fonds de Rochebonne, on ira le chercher pour vérifier son point. Au temps où j’étais embarqué sur la Champenoise, on ne nous avait pas ainsi jalonné le chemin. Il n’y avait pas tant d’écriteaux dressés de jour et de nuit sur les côtes.

Depuis quatre ou cinq jours, nous n’avions pas vu le soleil, ou du moins nous ne l’avions pas vu à midi, seule heure favorable pour conclure de l’observation de cet astre une latitude sur laquelle on puisse réellement compter. Dans l’incertitude où nous nous trouvions, nous n’osâmes aller plus avant. À cent lieues environ de terre, nous résolûmes de mettre à la cape, c’est-à-dire de présenter le travers au vent, pour rester à peu près à la même place jusqu’au jour où nous pourrions obtenir une hauteur méridienne. C’est chose cruelle que d’avoir un bon vent, de savoir que quelques heures vous conduiraient au port, et d’être obligé de rester à la merci des flots, faute d’un rayon de soleil. La patience est de toutes les vertus la plus nécessaire au marin.

Pour la Champenoise, fort petit navire à fond plat, qui ne tirait que huit ou neuf pieds d’eau, il ne s’agissait pas seulement de patience ; il s’agissait de passer d’une allure facile à une allure qui n’était pas sans danger, de présenter le flanc à ces lames devant lesquelles nous n’avions pas cessé de fuir depuis quelques jours. Quand on voyait la pauvre canonnière enfouie entre deux vagues comme un chalet au fond d’une vallée suisse, on ne pouvait s’empêcher de se demander si elle sortirait victorieuse de cette épreuve. Nous étions tous rassemblés sur le pont. La voilure avait été réduite au grand hunier. Le moment de prendre la cape était venu. La barre fut portée doucement et avec une lenteur calculée sous le vent. Le silence qui régnait à bord avait quelque chose de solennel.