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n’intimidait devenir des capitaines d’une prudence outrée. Le manque de résolution a perdu presque autant de navires que l’imprévoyance. D’hésitations en hésitations, on peut être conduit sur les roches tout aussi bien que si on les eût été chercher tête baissée. Notre constance ne fut heureusement pas mise à bien longue épreuve ; nous en fûmes quittes pour vingt-quatre heures de cape.

Nous apprîmes en mouillant sur la rade de l’île d’Aix le débarquement d’une armée française dans la baie de Sidi-Ferruch, et quelques jours plus tard la conquête d’Alger. Les salves triomphales résonnaient encore à nos oreilles que déjà le gouvernement de la restauration n’existait plus. C’est mourir avec grâce que de mourir après une victoire. J’étais trop jeune pour que de pareils événemens m’atteignissent ; mais il n’y avait point à Rochefort d’embarquement pour un aspirant. Je reçus l’ordre de me rendre à Toulon et de passer de Toulon dans le Levant, où l’activité de notre marine tendait, depuis quelques années, à se concentrer.


II

Embarqué à Toulon sur le brick la Surprise, j’arrivai à Navarin dans les premiers jours du mois d’août 1830. Nous apportions avec un nouveau drapeau un nouveau nom à la frégate sur laquelle j’allais être admis. Cette frégate, qui s’était appelée jusqu’alors la Fleur-de-Lis, devenait par ce second baptême la Résolue. Le nom lui convenait, car elle avait pour capitaine un homme qui n’avait jamais hésité de sa vie. Le commandant de la Résolue, — je n’ai qu’à le nommer pour que chacun à l’instant le connaisse, — était en ce moment le capitaine de vaisseau Lalande. Fait pour briller surtout au premier rang, il n’avait pas encore cette haute renommée que nous l’avons vu conquérir plus tard, mais il laissait déjà entrevoir ce qu’il serait un jour. Dans un temps où l’on se transmettait sans les discuter quelques règles assez incertaines de pointage, et où les maîtres canonniers distribuaient à de dociles disciples les trésors de leur science occulte, le commandant Lalande avait appliqué toute l’activité d’un esprit pénétrant à l’étude des questions d’artillerie navale. On le vit sans relâche multiplier les exercices à feu. Le tir de mer était constamment dérangé par le roulis. Raison de plus, suivant lui, pour ne négliger aucun moyen de pointer avec précision. L’ancienne marine ne l’entendait pas ainsi. Elle considérait les hausses destinées à compenser par l’inclinaison de la pièce l’abaissement progressif du boulet comme un luxe inutile sur ce terrain mobile, qui variait lui-même d’inclinaison à chaque pas. La distance était-elle inférieure à 600 mètres,