Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 52.djvu/93

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

palais de l’archevêque à l’hôtel des comédiennes, a comme un pâle reflet de Dubois. Gil Blas est un Dubois innocent, Dubois un Gil Blas scélérat. Les Jeux de l’amour et du hasard, sur le théâtre de Marivaux, font penser aux jeux du hasard et de la force sur la scène où se disputent les trônes. Combien de rois dépossédés qui ne retrouveront pas leur couronne, comme les marquis ou les comtes, travestis en laquais, ont retrouvé leur Silvia ! Voltaire a résumé tout cela dans la page la plus spirituelle de Candide. On se rappelle les six étrangers avec lesquels Candide se trouva un soir à souper dans l’hôtellerie de la ville des doges : ce sont six rois détrônés qui, pour égayer leurs loisirs, sont venus passer le carnaval à Venise, le sultan Achmet III, le tsar Ivan, Charles-Edouard, Auguste III de Pologne, Stanislas Leczinski, enfin ce gentilhomme westphalien, Théodore de Neuhof, qui fut roi de Corse et mourut à Londres au fond d’un hôpital. Pourquoi donc Voltaire a-t-il oublié le duc de Courlande dans cette compagnie si plaisamment rassemblée ? Il se borne à jeter ces mots en finissant : « Dans l’instant qu’on sortait de table, il arriva dans la même hôtellerie quatre altesses sérénissimes qui avaient aussi perdu leurs états par le sort de la guerre, et qui venaient passer le reste du carnaval à Venise ; mais Candide ne prit pas seulement garde à ces nouveau-venus. Il n’était occupé que d’aller chercher sa chère Cunégonde à Constantinople. » En vérité, c’est faire tort au comte de Saxe. Maurice était aussi, à ce point de vue, un des représentans du XVIIIe siècle ; par ses aventures belliqueuses comme par ses longues années de loisir et d’ennui, il méritait bien, on va le voir, d’assister avec son ami Charles-Edouard au carnaval de Venise.

Au moment où Maurice, songeant à faire son métier de roi en Courlande, communiquait ses plans au comte de Friesen et s’interrompait tout à coup en disant : « Je rêve, ma foi, mon cher comte ! je n’y suis pas encore, et l’on peut appeler cela faire des châteaux en Espagne, » il était bien loin de soupçonner l’orage qui allait éclater sur sa tête. Les magnats polonais avaient résolu de faire casser l’élection du 28 juin 1726. On comprend aisément leur intérêt : la dynastie des Kettler venant à s’éteindre par la mort du duc Ferdinand, la Courlande, placée sous le protectorat de la Pologne, faisait retour à la république ; on la divisait en palatinats, et chacun des chefs de l’aristocratie polonaise prenait sa part de la proie. On comprend aussi l’embarras du roi Auguste : souverain d’une république féodale où il avait de nombreux ennemis à ménager, abandonné déjà par ses sujets à l’époque de l’invasion de Charles XII, toujours menacé au dedans et au dehors par les partisans de Stanislas Leczinski, le roi de Pologne n’était pas libre de soutenir la cause de Maurice de Saxe.