Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/1002

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cette attitude ne s’est pas un seul instant démentie : honnête, calme, résolue, implacable en sa modération. J’en ai connu de plus fougueux, de plus rétifs, qui s’élancent à l’assaut de la forteresse au risque de se rompre le cou; M. Mermet procédait d’autre sorte : on le voyait froidement tracer ses circonvallations, reconnaître la place, l’entourer d’ouvrages avancés, puis, au moment où l’on s’y attendait le moins, l’abandonner et s’en aller porter son siège ailleurs. Au reste, ni colères ni jactances; dans son tempérament, rien d’échevelé, rien qui trahît l’apostolat. M. Mermet ne fut jamais l’homme d’une idée, d’un système; c’est l’homme d’une partition. Il avait fait Roland à Roncevaux, et s’était juré à lui-même de ne pas mourir sans avoir vu représenter son œuvre. De là ces efforts que nul mauvais vouloir ne rebutait, ces démarches dont nul obstacle ne déconcertait la régularité méthodique. Rompue d’un côté, vite la négociation se renouait d’un autre, pour ne pas mieux réussir, il est vrai, mais sans que cette nature tenace et débonnaire se laissât infliger la colère ni le découragement. Vers la fin cependant, quelque ironie se faisait jour; l’auteur, tant de fois déçu dans ses espérances les plus chères, tant de fois molesté, se défiait, et quand un directeur de spectacle, le rencontrant, lui venait parler de monter Roland, M. Mermet haussait les épaules et poussait même l’irrévérence jusqu’à rire au nez du personnage; mais ce n’étaient là que boutades et feux de paille. Avec la réflexion, la conviction bientôt revenait; avec la conviction, le courage et la force; puis l’acharné lutteur se prenait de nouveau à rouler vers quelque cime inaccessible le rocher de Sisyphe de cette partition, qui, toujours soulevé, lui retombait toujours sur les épaules. D’autres ont des amours, des passions, des intérêts de famille et de fortune; lui ne connaissait au monde que Roland : c’était le passé, c’était le présent et l’avenir. Il en souffrait, il en pleurait, mais il en vivait. On ne sait pas ce que pour un tel homme peut contenir d’ivresses ce tonneau des Danaïdes qu’on appelle une partition. Vous y jetez vos larmes, vos misères, vos désespoirs de chaque jour, et tout cela remonte à votre esprit, à vos oreilles, en fulgurantes harmonies. Que de mécomptes oubliés, de douleurs, même physiques, vaincues avec un air qu’on ajoute à Roland, un morceau d’ensemble qu’on orchestre! Tâche incessante, dont c’est l’irrésistible attrait que jamais elle ne s’achève! On y revient comme à sa chimère, on refait ce qu’on a déjà fait, et en attendant la vie se passe, les douleurs s’usent, les plaies se ferment, car le travail a cela de bon, que, même dans le vide, il faudrait encore l’exercer. Dût-il ne rien produire, il fait oublier.

Cependant les amis de M. Mermet tenaient la campagne; Roland peu à peu gagnait du terrain. Un honnête homme, quand il a du mérite, finit toujours par trouver des gens qui l’aident. Cette ressource ne devait point manquer à M. Mermet, et ce n’est pas un médiocre honneur pour l’auteur de Roland à Roncevaux d’avoir su, par l’estime et la sympathie que personnellement il vous inspire, attacher à sa fortune musicale toute une lé-