Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/1008

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laisse après elle je ne sais quelle atmosphère rafraîchissante dont la salle un moment se délecte entre deux orages. A vrai dire, l’illusion ne dure guère. Nous rêvions à Tempé, c’est à Roncevaux que nous sommes. Voici Roland, qu’un morne pressentiment obsède et qui vient confesser à l’archevêque Turpin un amour que le ciel réprouve. Il faut insister sur cette scène, car elle est fort belle. A la solennelle exhortation du prêtre, le héros répond par le récit d’un songe pendant lequel un ange lui est apparu. C’est à ce miracle que Roland doit la possession de Durandal, l’épée invincible qui ne saurait conserver sa vertu qu’à la condition d’avoir à défendre un cœur capable jusqu’à la fin de défier l’amour. Or Roland a trahi sa promesse, car il aime Aide et il en est aimé. Ce récit a de la grandeur, du pathétique; j’y trouve d’heureux effets dans l’instrumentation : l’opposition des harpes et des trombones, par exemple, au moment où l’ange disparaît, et vers les dernières mesures une reprise de l’orchestre éclatant en mineur sur cette phrase de Roland :

L’amour est le plus fort, il me tient enchaîné.

J’ai dit ce que je pense du trio, où la mélopée joue évidemment un trop grand rôle. A bien prendre, ce n’est point là un trio; c’est une scène de récitatif qu’entrecoupe le chant de Durandal, repris en par l’archevêque, et que termine une strophe lyrique d’un accent douloureux et passionné. — Cependant les Sarrasins arrivent par milliers, les Francs vont être écrasés sous le nombre. En vain Olivier, en vain Gui de Gascogne et les trois Renaud somment Roland d’appeler Charlemagne au secours de cette poignée d’hommes; Roland refuse, et plutôt que de sonner Olifant pour cette horde de païens, il tire du fourreau Durandal et pousse un cri de guerre qui, répété par la masse des chœurs, soutenu par toutes les batteries de l’orchestre, remplit la salle d’une explosion irrésistible. C’est ce vive l’empereur! qui fera la fortune de l’ouvrage. Chose étrange, voilà une partition qui, malgré son réel mérite, serait peut-être restée à terre, et que l’aile d’un couplet flamboyant porte aux étoiles! Les meilleurs morceaux passent inaperçus. Les bonnes intentions qui pavent cette musique, à peine si quelques esprits curieux daignent s’en informer! Mais attendez que le pas redoublé s’annonce, aussitôt les loges de s’émouvoir, le parterre de trépigner. Jamais le fameux chœur de Charles VI n’excita plus de délire. Trois fois le motif revient : ce n’est point assez. Quand la toile s’est baissée, on veut l’entendre encore, et le rideau se relève, et M. Gueymard, d’une voix que nul effort ne brise, le lance au-devant des bravos qui l’acclament! N’a-t-on pas déjà été à propos de ce finale jusqu’à le comparer à la bénédiction des poignards dans les Huguenots? Cela fait sourire; toutefois soyons juste et tâchons de ne rien exagérer. On vous dira : « C’est de la musique de janissaires! Otez à ce morceau les chœurs et l’orchestre de l’Opéra, ôtez la situation, les costumes, le mouvement