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REVUE DES DEUX MONDES.

LE POÈME DE HUGUES CAPET[1].


Parmi nos poèmes du moyen âge, héroïques légendes ou narrations romanesques, un des plus curieux assurément est celui qui vient d’être publié par M. le marquis de La Grange. Il porte ce simple titre : Hugues Capet, chanson de geste. Le sujet n’est plus emprunté cette fois aux traditions carlovingiennes ; le trouvère quitte les domaines lointains où ses devanciers imaginaient à l’envi tant de fabuleuses aventures. C’est le chef de la dynastie régnante qui devient le héros de son récit. Que de promesses dans cette seule annonce ! Non pas qu’on doive attendre du vieux poète de nouvelles révélations sur les circonstances qui substituèrent une dynastie nationale à la dynastie germanique des princes carlovingiens. On sait combien sont rares et obscurs les documens relatifs à l’avènement de Hugues Capet ; on sait aussi comment la Chronique du moine Richer, trouvée par M. Pertz en 1833 et publiée par lui dans les Monumenta Germaniœ historica, est venue justifier à point nommé les merveilleuses conjectures d’Augustin Thierry. C’est un des plus brillans épisodes de l’histoire des grandes études au XIXe siècle. Augustin Thierry, dans sa douzième lettre sur l’histoire de France, parlant d’un message adressé par le pape aux rois de France et de Germanie en l’année 947, message qu’aucun des deux rois n’avait pu comprendre, parce qu’il était rédigé en latin, et qui leur fut traduit en langage tudesque, ajoute cette réflexion d’une sagacité hardie : « il est douteux qu’une pareille traduction eut été pour Hugues Capet plus intelligible que l’original. » Le rénovateur de notre histoire, avec sa critique magistrale, soupçonnait donc que Hugues Capet ne devait comprendre ni le latin ni l’allemand. Quelle langue parlait-il ? La langue nouvelle, la langue qui se formait tous les jours sur les ruines du latin, le futur idiome de Bossuet et de Voltaire, qui attestait déjà, dans sa première ébauche, une nationalité distincte. Voilà ce qu’Augustin Thierry avait deviné en 1827, et six ans après la découverte de la Chronique de Richer lui donnait raison d’une manière éclatante. Richer nous raconte en effet une entrevue qui eut lieu à Rome en 981 entre Hugues Capet et l’empereur Othon, et il résulte de son récit que Hugues Capet ne savait ni l’allemand ni le latin. Il fallut que la pensée de l’empereur, traduite du tudesque en latin, passât du latin dans la langue française pour que Hugues Capet la comprît. Ces détails, aussi intéressans pour l’histoire que pour la philologie, ces détails qui éclairent d’une lumière imprévue le caractère tout national de l’avènement de Hugues Capet, on pouvait les attendre d’un chroniqueur contemporain ; il n’y a rien de pareil à espérer de l’auteur d’une chanson de geste écrivant trois siècles après la période où régna son héros. Si les trouvères à qui l’on doit les grands poèmes carlovingiens des XIIe et XIIIe siècles exprimaient surtout

  1. Les Anciens Poètes de la France, publiés sous les auspices de M. le ministre de l’instruction publique, etc. — Hugues Capet, chanson de geste publiée pour la première fois d’après le manuscrit unique de Paris, par M. le marquis de La Grange.