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REVUE. — CHRONIQUE.

les pensées de leur temps en célébrant les aventures des compagnons de Charlemagne, le chantre inconnu de Hugues Capet, qui compose son œuvre au XIVe siècle, exprimera aussi, sous le nom du personnage évoqué par sa fantaisie, les sentimens de son époque. J’ose dire pourtant qu’il y a là quelque chose de plus que dans les poèmes carlovingiens. Ce n’est pas en vain que le poète a quitté les régions de plus en plus fabuleuses des vieilles chansons de geste pour un monde moins éloigné de lui. Un intérêt historique plus vif résultera nécessairement de ces combinaisons nouvelles ; si le poème n’ajoute rien à nos connaissances sur l’avènement de Hugues Capet, il nous révélera du moins sous une forme très vive l’esprit de la France, l’esprit et l’idéal du tiers-état au commencement de la guerre de cent ans.

On sait la furieuse invective que Dante, au vingtième chant du Purgatoire, a lancée contre les rois français de la troisième dynastie. C’est Hugues Capet lui-même qui, condamnant sa race, devient l’interprète des colères du poète florentin. Au milieu des confessions de son âme tourmentée, le royal patient laisse échapper cet aveu : « Je suis le fils d’un boucher de Paris. «

Figliuol fui d’un beccajo di Parigi.


Ces singulières paroles, répétées par la Chronique de Saint-Bertin au XIVe siècle, par Villon au XVe par Agrippa de Nettesheim au XVIe réfutées avec indignation par Etienne Pasquier, et mises dans la bouche des traîtres par les patriotiques auteurs de la Satire Ménippée, ces singulières paroles d’Alighieri sont-elles empruntées à notre poème de Hugues Capet ou bien à quelque tradition mystérieuse ? Dante n’a pu inventer une accusation de cette nature ; il l’a ramassée chemin faisant, et sa haine en a tiré parti. Or M. le marquis de La Grange, par des raisons qui me paraissent décisives, ayant établi que le poème de Hugues Capet n’a pas été composé avant l’année 1312, il est impossible que Dante, venu à Paris de 1290 à 1300, comme l’ont prouvé les critiques les plus autorisés, ait eu connaissance de notre poème. L’aurait-il lu plus tard ? Aucun indice ne légitime cette conjecture. Il est plus naturel de croire que cette tradition existait, — tradition récente toutefois, tradition née du développement de la bourgeoisie parisienne, — et qu’elle fut exploitée presque en même temps par deux poètes très diversement inspirés : l’auteur de la Divine Comédie, qui s’en empare pour faire affront à la majesté des rois de France ; l’auteur de Hugues Capet, qui s’en servit pour glorifier l’alliance du roi et du peuple.

« Faites silence, seigneurs, au nom de Dieu le juste. Il n’est pas permis de cacher la science ; qui en sait tirer d’utiles leçons est honoré en ce monde et chéri du ciel. Aussi vous lirai-je la vie d’un guerrier dont on doit priser l’histoire : c’est celle de Hugues Capet, qu’on appelle boucher, quoiqu’il sût fort peu de ce métier. Richier, son père, avait bien deux mille livrées de terre dans sa justice lorsqu’il mourut. Orphelin à seize ans, Hugues s’adonna aux joutes et aux tournois, et mena si grand train qu’en moins de sept ans tous ses biens se trouvaient engagés… Il se rend donc à