Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/110

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des plus singuliers : si jamais nos continens sont engloutis par la mer, ils auront cette forme. Des lambeaux de granit dispersés, déchirés, flottent en quelque sorte à la surface des mers pleines d’épouvante et de grandeur. À première vue, ces îles et ces îlots semblent inhabités ; on dirait les ruines d’un monde. Un vaste océan, sur lequel les rayons du soleil commençaient à décliner, mugissait, avec un air d’empire autour de ces terres à demi naufragées, que protégeait néanmoins une âpre ceinture de falaises. Il était à peu près six heures du soir quand nous entrâmes dans le port de Saint-Mary’s, entouré d’une longue jetée curviligne, peer, construite de 1835 à 1838. Le quai était couvert de monde, accouru, j’imagine, pour saluer l’entrée du nouveau navire. Quel ne fut pas mon étonnement de retrouver toutes les modes de Londres ! Les femmes portaient des chapeaux de paille ronds, et elles parlaient l’anglais avec un accent beaucoup plus pur que celui de la Cornouaille. On pénètre dans la ville, ou, comme on dit, dans la capitale de l’île, appelée Hugh-Town, par une entrée étroite et un peu sombre, comme celle d’une forteresse. Nous traversâmes des rues assez bien bâties et une grande place nommée la Parade, sur laquelle un interprète, me reconnaissant pour un Français, vint m’offrir ses services. C’est un Espagnol de naissance qui parle toutes les langues sans en savoir aucune. Une élégante boutique attira mon attention : j’entrai, et après m’avoir servi, le marchand, avec toute la politesse du West-End de Londres, me rendit ma monnaie de cuivre enveloppée dans un petit sac de papier. Décidément je m’étais trompé sûr les mœurs des habitans de Scilly islands.

La maison de mon hôte était construite en granit, ainsi que la plupart des maisons de Hugh-Town. Il avait épousé une Irlandaise qui ne regrettait point son pays. Comme tous les deux avaient besoin de sortir pour faire les provisions, ils me laissèrent le maître du logis. C’était un samedi, jour de visites, et l’on me pria de recevoir les visiteurs. Je ne puis dire qu’on me confia les clés de la maison, car il n’y avait point de clés : les chambres, les armoires, les bahuts, tout était ouvert avec la bonne foi des âges primitifs. À peine étais-je seul que j’entendis frapper à la porte de la rue. Je me levais pour ouvrir, quand deux jeunes filles, deux sœurs, entrèrent délibérément dans la cuisine. C’étaient les filles d’un fermier de l’île ; mais il n’y avait rien de rustique dans leur toilette ni dans leurs manières. L’aînée, forte, grande, haute en couleur, était une savante : elle avait appris les mathématiques, l’histoire et le français avec une institutrice de Hugh-Town. Elle était engagée à un jeune homme de Saint-Mary’s, et portait au doigt l’anneau d’or des fiançailles. La seconde avait environ dix-huit ans, des traits plus fins et