Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/130

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lance contre les flancs de la tour, et cette colonne d’eau, en se brisant, rejaillit bien au-dessus du toit de l’édifice, puis retombe en cataractes d’une pesanteur formidable. Recouvert d’un panache d’écume ou enveloppé d’un tourbillon de mer transparent, le phare ressemble alors de loin à un modèle posé sous un verre de cheminée. Quelqu’un avait dit à Smeaton que, si sa tour résistait à la furieuse tempête qui éclata au commencement de 1762, elle durerait jusqu’au jugement dernier. Je ne sais point ce qu’il en sera au jugement dernier ; mais Eddystone Lighthouse a bravé cet orage et bien d’autres sans sourciller. Durant ces tourmentes, les hommes sentent vibrer et trembler la maison comme le tronc d’un grand chêne secoué par l’ouragan : est-ce un effet de ce que Smeaton lui-même appelait l’élasticité des pierres ?

Dans les commencemens, ce phare fut le théâtre d’une sombre tragédie. Il était alors desservi par deux hommes qui se relevaient alternativement pour faire le guet et renouveler les chandelles. Un jour on vit flotter sur la tour un drapeau de détresse. Le système des signaux n’était point encore très développé, et d’ailleurs la mer était si mauvaise que les bateaux ne purent s’approcher assez de l’écueil pour parler aux gardiens du phare. Que se passait-il donc dans l’intérieur de ce donjon ? Les conjectures les plus alarmantes couraient sur toute la côte, et pourtant au tomber de la nuit la lumière du phare brillait toujours. Les deux gardiens avaient une mère ; ils étaient mariés : quelle était l’inquiétude des pauvres femmes ! Enfin, quoique le temps fût encore désastreux, des marins purent débarquer non sans peine sur le récif. Une odeur révoltante était répandue dans toute la tour et annonçait assez la présence d’un cadavre. Un homme seul était vivant : ce que cet homme avait souffert, on pouvait le deviner à sa pâleur, à son morne silence, à ses membres grêles et amaigris. Son compagnon était mort depuis plus d’un mois : sa première idée avait été de jeter le cadavre à la mer ; sur le point d’en agir ainsi, il avait été retenu par une affreuse réflexion qui lui traversa le cerveau comme un éclair. N’allait-on pas l’accuser d’être un assassin ? La loi humaine n’allait-elle pas lui crier aux oreilles : « Caïn, qu’as-tu fait de l’on frère ? » Dans ces muettes demeures où un crime peut être si facilement commis, quels témoins invoquerait-il pour sa justification ? Les pierres, les sombres vagues, les voûtes sans écho de cette tour solitaire s’élevaient au contraire pour l’accuser. Frappé de terreur, il s’était donc résigné à vivre avec le mort. Tonnelier de son état, il avait construit un grossier cercueil dans lequel il avait couché son compagnon ; puis, avec un sublime courage, il s’était mis à soigner lui-même les lampes et à faire tout le service du phare. Parce qu’un