Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/131

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homme manquait, il ne fallait point que les vaisseaux fussent exposés à se heurter contre l’écueil et à faire naufrage. Aussi la lumière brillait toujours ! Les efforts surnaturels que ce malheureux s’était imposés, seul dans la tour et comme face à face avec la mort, avaient brisé sa constitution. Quand les marins trouvèrent ces deux hommes, l’un déjà décomposé, l’autre hagard et livide, ils crurent voir un cadavre gardé par un fantôme. C’est depuis ce temps-là qu’on emploie constamment trois personnes dans ces phares isolés au milieu de la mer.

La vie de ces gardiens est assez monotone, Le vent souffle quelquefois avec tant de violence qu’ils peuvent à peine respirer. Ils sont alors obligés de se renfermer étroitement dans la tour obscurcie par un sombre brouillard ou par l’écume des hautes vagues qui les enveloppe comme un voile déchiré. Là, ils prêtent l’oreille pendant de longues heures à la voix des grandes eaux courroucées, n’attendant rien des hommes et ne se confiant qu’en Dieu. L’été, par les beaux jours, ils montent au sommet des rochers à l’heure du reflux et s’amusent à pêcher. Si peu variée que soit cette existence, elle trouve néanmoins des partisans. Un homme avait vécu quatorze ans dans le phare d’Eddystone, et il avait conçu un tel attachement pour sa prison, que pendant deux étés il avait cédé à ses camarades son tour de congé. Il voulait en faire autant la troisième année, mais on le pressa tant qu’il consentit à profiter cette fois du droit que lui donnait le règlement des light-houses. Tout le temps qu’il avait été sur le rocher et dans son cachot de granit ; il s’était toujours bien conduit ; à terre, il se trouva, comme on dit, dépaysé, et, sans doute pour noyer son chagrin, il se mit à boire jusqu’à l’ivresse. On le ramena dans cet état sur un bateau au phare d’Eddystone, où l’on espérait qu’il recouvrerait son bon sens et ses habitudes de tempérance. Après avoir langui quelques jours, il mourut. Smeaton cite un autre exemple qui explique bien la pensée de quelques-uns des employés. Un cordonnier avait été engagé comme allumeur de lampes dans le même phare d’Eddystone. Pendant la traversée, le patron du bateau lui dit : « Comment se fait-il, maître Jacob, que vous alliez vous enfermer là, quand sur le rivage vous pouvez gagner une demi-couronne ou trois shillings par jour, tandis qu’un light-keeper reçoit à peine dix shillings par semaine ? — À chacun son goût, répondit Jacob ; j’ai toujours aimé l’indépendance. » Le mot ne manque point de vérité, si étrange qu’il paraisse, appliqué à une vie de réclusion et à une sorte de régime cellulaire. Ce qui constitue réellement la prison est la captivité morale. Ici, au contraire, l’âme est libre, elle plane sur les steppes sauvages de l’Océan tout tachetés de voiles. Confiner de