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reprit le light-keeper, si nous pouvions seulement jouir du plaisir de la conversation ; mais voici un grand mois que mon compagnon et moi nous n’avons soufflé mot. » Aujourd’hui qu’ils sont trois, ils ont plus de chance de trouver à qui parler ; mais le frottement perpétuel entre certains caractères anguleux, joint à la communauté du domicile et à l’ennui de la captivité, engendre quelquefois des aversions profondes. Il n’y a pas très longtemps que l’administration dut se prononcer entre deux gardiens qui ne pouvaient point se souffrir. Elle donna congé à l’un des deux : c’était le seul moyen de les mettre d’accord. La condition matérielle des light-keepers s’est d’ailleurs beaucoup améliorée depuis qu’ils ont été réunis à Trinity House. Avant cette époque, on vit souvent éclater dans les phares les calamités les plus navrantes. Un jour les habitans du rivage ramassèrent sur le sable ce que les Anglais appellent un message de l’abîme, c’est-à-dire un billet de papier enfermé dans une bouteille soigneusement cachetée et enveloppée elle-même dans un baril. Sur le baril étaient inscrits ces mots : « Ouvrez ceci, et vous trouverez une lettre.[1]. » Ce triste message venait d’un groupe de rochers, les Smalls, situés au milieu de la mer, en face de l’île Skomer, dans le sud de la principauté de Galles. Sur ce groupe d’écueils, un jeune homme, nommé Whiteside, dont l’état était de fabriquer des violons, des épinettes et des harpes, mais que la nature avait doué d’un génie singulier pour les grandes entreprises, aidé par une bande de mineurs de la Cornouaille et par un ou deux charpentiers de navire, avait réussi à construire un phare. Qui dira ce qu’ils avaient couru de dangers, quel courage héroïque ils avaient déployé dans cette lutte opiniâtre contre les élémens ? Et maintenant, abandonné, oublié, ce même Whiteside était exposé à mourir de faim dans la maison tremblante qu’il avait pour ainsi dire conquise sur la tempête[2]. On raconte bien d’autres histoires lugubres : des light-keepers privés de toute ressource auraient été réduits, s’il

  1. Voici le texte de cette lettre :
    « À M. Williams.
    « Smalls, 1er février 1777.

    « Monsieur, nous trouvant dans une position dangereuse et désespérée, nous espérons que la Providence vous fera parvenir cette note. Nous vous prions de venir nous chercher avant le printemps prochain, autrement nous périrons tous. Notre provision d’eau est presque entièrement épuisée ; nous n’avons presque plus de feu, et notre maison est dans l’état le plus mélancolique. Je n’ai pas besoin de vous en dire davantage, et demeure votre malheureux et humble serviteur,

    « Henri Whiteside. »
  2. Un nouveau phare, terminé en 1861, s’élève maintenant sur les Smalls. Cette tour de granit, construite d’après les principes de la science, laisse bien en arrière la pauvre baraque élevée dès 1776 ; mais elle ne doit point la faire oublier