Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/132

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vive force un homme dans de pareilles conditions semblerait presque une barbarie de la loi ; mais du moment que le choix est volontaire et que cet isolement est une faveur au lieu d’être une punition, le morne donjon lui-même se dépouille de la moitié de ses rigueurs en perdant l’idée de servitude. Il y a pourtant des natures qui ne résistent point à l’écrasante uniformité des mêmes scènes et des mêmes impressions extérieures. À environ un mille et un quart du Land’s End, sur un groupe d’îlots de granit enfermés par la mer, s’élève un phare construit en 1793 qu’on appelle Longships Lighthouse. Le rocher de forme conique sur lequel il s’appuie est le Carn Bras, qui émerge de quarante-cinq pieds au-dessus du niveau des eaux basses. En hiver, le rocher et l’édifice disparaissent parfois durant quelques secondes derrière les vagues, qui montent de plusieurs toises au-dessus de la lanterne[1]. Si triste que soit cette situation, il y en a qui l’aiment, car l’un des allumeurs de lampes a vécu dans cette tour pendant dix-neuf ans. Un jour pourtant, en 1862, deux drapeaux noirs flottèrent au haut du phare : c’était évidemment un signal de détresse. Qu’était-il donc arrivé ? Des trois hommes qui habitent le light-house, celui dont le tour de garde était venu s’était ouvert la poitrine avec un couteau. Ses compagnons avaient essayé d’étancher le sang en fourrant des morceaux d’étoupe dans la blessure. Trois jours s’étaient ainsi passés avant qu’on pût obtenir du secours. La mer était si rude et le débarquement si dangereux qu’on fut obligé de lancer du phare dans le bateau le blessé, suspendu à une sorte de balançoire. On lui prodigua les soins, mais il mourut peu de temps après avoir touché le rivage. Le jury, éclairé par les rapports de ses camarades, déclara qu’il avait agi sous le coup de l’aliénation mentale. Il n’est point étonnant que l’homme placé dans de telles circonstances effrayantes sente le vertige de l’abîme lui monter à la tête.

Ce qui ajoute beaucoup aux horreurs de cet emprisonnement au milieu des flots est la cohabitation forcée entre individus dont les goûts et les humeurs ne s’accordent point toujours. Des curieux ayant un jour débarqué sur le roc d’Eddystone, quelqu’un, qui en parlait bien à son aise, fit observer à l’un des gardiens combien il devait se trouver heureux dans cette retraite. « Oui, très heureux,

  1. Un jour, la mer souleva la calotte de cette lanterne ; l’eau entra, éteignit les lampes et ne fut repoussée qu’à force de travail et de présence d’esprit. Une autre circonstance ajoute beaucoup à la terreur des lieux. Il y a sous le phare une caverne ouverte par une longue crevasse à l’extrémité du rocher. Quand la mer est mauvaise, le bruit produit par l’air resserré dans cette caverne est si violent que les hommes peuvent à peine dormir. L’un d’eux fut frappé d’une telle frayeur par ce phénomène naturel que ses cheveux blanchirent en une nuit. D’autres cavernes rugissantes, roaring caverns, existent au Lizard et en Écosse.