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hommes pendant la journée), s’élève le buste en marbre de Robert Stevenson[1]. Les quatre gardiens de Bell Rock Lighthouse sont mariés et ont chacun de trois à sept enfans. Que doit être la vie de famille pour des hommes ainsi séparés de leur foyer domestique, durant la plus grande partie de l’année, par toutes les colères de l’Océan ? Byron dit que l’absence fortifie les affections de l’âme. J’ai vu moi-même une jeune femme nouvellement mariée à un light-keeper escalader tous les soirs de dangereux récifs pour voir briller au loin la lumière d’un phare isolé au milieu de la mer. Ceci fait, elle s’en retournait chez elle le cœur plus léger : tout était bien dans la tour, all was right, puisque le feu brûlait et lui souhaitait une bonne nuit, good night.

Un autre lampadaire de l’Océan, deep-sea lamp-post, est le Skerryvore lighthouse, le plus hardi de tous ces ouvrages élevés contre les puissances de l’abîme. Le Skerryvore (grand rocher) forme le centre d’un groupe d’écueils jeté dans l’Océan-Atlantique, entre les îles occidentales de l’Écosse et le nord de l’Irlande. Par les marées ordinaires, on n’aperçoit que la pointe de ces récifs, contre lesquels toute la force des lames se brise avec un fracas épouvantable. C’est pourtant sur ce rocher inhumain qu’en 1838 Alan Stevenson, fils de Robert Stevenson, entreprit de planter un phare. Les premiers travaux furent emportés par une tempête dans la nuit du 3 septembre 1838. On éleva de nouvelles baraques en bois dans lesquelles l’architecte et ses trente ouvriers se tenaient huches à quarante pieds au-dessus du rocher, le plus souvent couvert par les vagues furieuses. Combien les jours et les nuits se traînaient avec lenteur dans ces tristes demeures aériennes ! La mer ne permettait pas même aux prisonniers de descendre sur le récif ! Avec quelle inquiétude ils regardaient le côté de la mer d’où devaient venir les provisions de bouche ! Comme ils soupiraient après un changement de l’atmosphère assez favorable pour qu’on pût reprendre les travaux ! Si haut perchée que fût leur habitation, plus d’une fois ils furent réveillés durant la nuit par de terribles secousses ; la mer s’était élancée et retombait sur la toiture ; la maison tremblait sur ses piliers, l’eau entrait par les portes et par les fenêtres : en deux occasions, l’alarme fut telle que tous les hommes sautèrent à bas de leur lit. Le 21 juillet 1842, Alan Stevenson avait néanmoins réussi à visser sur le roc une tour de granit haute de cent trente-sept

  1. Walter Scott, qui visita Bell Rock Lighthouse en 1814, écrivit sur l’album des vers dont voici la traduction : « Loin dans le sein de l’abîme, je fais le guet sur ce sauvage récif, rouge diamant de couleur changeante, attaché au front ténébreux de la nuit. Le marin envoie un salut à ma lumière et dédaigne alors de replier sa voile craintive. » C’est naturellement le phare qui parle.