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II.

En 1844, je reçus de M. Pelouze des flèches empoisonnées ainsi que du curare qui avait été acheté par M. Goudot chez les indiens Andaquies au mois d’août 1842. En 1848, un jeune Brésilien qui suivait mes cours, le docteur Edwards, me donna du curare que l’on retira d’une calebasse en l’exposant à la chaleur pour ramollir et extraire le poison qui en tapissait les parois. Plus tard, j’ai expérimenté avec du curare qui nous avait été rapporté à M. Magendie et à moi par M. Émile Carrey, et qui provenait des bords de l’Amazone, avec du curare du Venezuela que m’avait remis M. Rayer, et avec du curare de Pará dont M. Boussingault m’avait fait part. J’ai constaté pour tous ces curares de diverses provenances des effets toxiques tout à fait semblables, sauf peut-être des nuances dans l’intensité du poison qu’il serait difficile de bien caractériser.

Un des faits qui paraît avoir le plus frappé tous ceux qui ont parlé du curare est l’innocuité de ce poison dans les voies digestives. Les Indiens, en effet, se servent du curare comme poison sous la peau et comme médicament dans l’estomac. J’ai entendu souvent raconter à M. Boussingault qu’il avait connu dans son voyage en Amérique un général colombien atteint d’épilepsie, qui, pour éviter les accès de sa terrible maladie, avalait des pilules assez volumineuses de curare. Les expériences sur les animaux ont confirmé les observations faites sur l’homme. On peut mélanger aux alimens d’un chien ou d’un lapin du curare en quantité beaucoup plus considérable qu’il ne serait nécessaire pour l’empoisonner par une plaie, et cela sans que l’animal en éprouve aucun inconvénient.

Toutefois il ne faudrait pas croire qu’il y ait là une propriété merveilleuse particulière au curare. C’est une simple question de dose et de rapidité de l’absorption. Je me suis assuré par des expériences nombreuses que chez les jeunes animaux à jeun (mammifères et oiseaux), lorsque l’absorption intestinale est devenue plus active, le curare ne peut plus être aussi impunément introduit dans l’estomac, de sorte que cela se réduit simplement à dire qu’il faut des quantités beaucoup plus grandes de curare pour agir par les voies digestives que par une piqûre sous-cutanée. C’est un cas commun, à des degrés divers, à beaucoup d’autres substances toxiques et médicamenteuses ; la différence s’explique physiologiquement par la propriété que présentent les substances non cristalloïdes d’être absorbées très lentement à la surface des membranes muqueuses. Mais nous n’avons pas à nous arrêter à ces particularités qui concerneraient l’histoire thérapeutique du curare : je me hâte d’arriver à