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chez le Tasse, ce sont celles de l’aurore et de la matinée.

Revenons à ce caractère d’adolescence qui distingue le génie du Tasse. On vient de le saisir dans ce qui fait sa grâce et sa beauté, voyons-le dans ce qui fait sa faiblesse. Le Tasse n’a pas seulement un génie gracieux, il a encore un génie très élevé, élevé jusqu’à l’idéalisme ; mais, dans l’élévation comme dans la grâce, il reste toujours juvénile. Tous les grands sentimens prennent chez lui la forme qu’ils revêtent chez les jeunes gens noblement doués. Nous avons reconnu ce qui manquait de virilité à son héroïsme et d’austérité à sa religion. Il a des ardeurs guerrières de jeune page et des attendrissemens pieux de jeune communiant. Sait-il mieux peindre d’autres grandes passions, l’amour, la douleur par exemple ? Certes il est souvent pathétique, mais ce pathétique est doux comme les larmes qu’arrache le bonheur, ou, si vous voulez à toute force y mêler l’idée d’infortune, doux comme les larmes qui tombent lorsque le premier malheur ravit à notre âme la virginité de la souffrance, car la souffrance a sa fleur comme l’amour, et les premières larmes ont une limpidité qui ne se retrouve plus jamais. Le modèle de ce pathétique, c’est la mort de Clorinde et les plaintes de Tancrède après le fatal combat. Combien cette scène, qui devrait être sombre, est au contraire lumineuse ! L’infortune des deux amans est éclairée de ces rayons que Tancrède, dans sa douleur, s’accuse de voir encore :

Io vivo ? io spiro ancora ? e gli odiosi
Rai mira ancor di questo infausto die ?


Avec quelle tristesse musicale les plaintes s’échappent du cœur du héros ! Est-ce un amant blessé à mort qui parle ou un personnage d’opéra qui chante, parce qu’il a trouvé dans sa douleur un beau motif d’inspiration lyrique ? Quelles belles solitudes, quelles majestueuses allées de cyprès égayées de myrte son chant évêque sous les yeux du spectateur, je me trompe, je veux dire du lecteur !

Vivrò fra miei tormenti et fra le cure,
Mie giuste furie, forsennato, errante,
Paventerò l’ombre solinghe e scure…..

Les douleurs qu’il faut au Tasse, comme du reste à la plupart de ses compatriotes, ce sont des douleurs brillantes, présentant une surface harmonieuse et dont on puisse dire sans exagération en les contemplant : Voilà la dépouille mortelle du bonheur ! voilà le bonheur inanimé, immobile, glacé ! C’est, dis-je, la forme de douleur qu’aiment à exprimer de préférence ses grands compatriotes, Pétrarque, Boccace, Arioste ; mais il l’affectionne plus particulièrement et plus exclusivement qu’aucun d’eux. Ce n’est pas lui qui aurait jamais fait couler les mâles et nobles larmes que Roland répand