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encore éveillé que celles du bonheur et de la volupté. Cet épisode des jardins d’Armide et cet autre épisode où la forêt enchantée, tout à l’heure pleine de fantômes sinistres pour Tancrède et ses compagnons, se couvre subitement de fleurs et prend un aspect riant pour accueillir Renaud, sont les deux morceaux classiques où l’on peut le plus pleinement admirer ce sentiment de la matinée du jour et de la vie qui est propre au Tasse ; mais il circule dans tout le poème comme un vent léger, toujours présent, soit qu’il souffle, soit qu’il s’apaise, et le remplit de brises qui soulèvent ses strophes comme de fins tissus. D’autres poètes ont été obligés de personnifier le zéphyr pour rendre saisissable cette fraîcheur mouvante et paresseuse à la fois des belles journées sans orages ; mais le Tasse a su mettre dans ses vers ce souffle même.

Puisque nous parlons d’un trait particulier du talent du Tasse qui se rapporte au sentiment général de la nature, ouvrons une parenthèse pour faire une observation qui trouverait difficilement sa place ailleurs. Le Tasse, inférieur à ses grands compatriotes pour la vigueur et l’originalité des conceptions, la largeur des pensées, la virilité de l’accent, la science de l’âme humaine, leur est très supérieur comme peintre de la nature. Arioste, si grand comme inventeur, si gracieux comme narrateur, si fertile en ressources comme peintre des passions humaines, est inférieur au Tasse sous le rapport descriptif. Arioste est moins un paysagiste qu’une sorte de géographe exact et poétique des lieux qu’il fait traverser à ses héros. Quelques lignes nettement tracées, quelques épithètes heureusement choisies lui suffisent ; on sent que la nature n’est pour lui, comme pour la plupart des grands Italiens, qu’un accessoire, et que l’humanité occupe la première place dans ses préoccupations. Dante seul, par la richesse pittoresque et la force plastique de ses expressions, s’élève au-dessus du Tasse comme peintre de la nature. Cependant il est nécessaire de faire une distinction pour bien marquer le caractère de ce côté du talent du Tasse. Ce n’est pas tant comme paysagiste, à proprement parler, qu’il est hors ligne que comme peintre de la lumière. Ses descriptions de forêts ombreuses, de prairies émaillées de fleurs, de ruisseaux, de collines, ne sont à tout prendre que jolies ; mais il est grand dans ses peintures de la lumière, des ciels, des météores, de l’atmosphère. Les splendeurs des nuits éclairées d’étoiles, les transparences de l’air dans les pays du midi, les phénomènes de l’aurore, l’étouffante, atonie de l’atmosphère dans les étés de sécheresse, les tiédeurs des matinées de printemps, voilà son domaine pittoresque, et sur ce domaine il ne redoute aucune comparaison. Le Tasse, c’est le Claude Lorrain de la poésie italienne, un Claude Lorrain qui a, comme le nôtre, ses heures préférées. Chez Claude, ces heures sont celles de l’après-midi ;