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de ne rien dire de ces dernières poésies après M. Cherbuliez ; cependant je ne puis résister au désir de faire une observation qui a son importance, c’est que les images brillantes dont elles sont pleines ne sont pas aussi artificielles que veulent bien le prétendre les détracteurs du Tasse en particulier et de la poésie italienne en général. Avez-vous jamais séjourné dans quelque petite ville d’eaux à la mode, et votre imagination a-t-elle eu occasion de faire effort pour exprimer les spectacles qui passaient devant elle ? Vous avez compris alors ce qui se passait dans l’esprit des poètes italiens par ce qui s’est passé dans le vôtre, car c’étaient des spectacles pareils qu’ils avaient sous les yeux lorsqu’ils écrivaient leurs sonnets remplis de pointes et leurs chansons remplies de rapprochemens bizarres. Les concetti se présentent tout naturellement à l’imagination en voyant passer tant de toilettes bariolées, tant de jolis visages, tant d’yeux bleus inondés d’une lumière molle et diffuse, tant d’yeux noirs étincelans d’une lumière intense et concentrée comme celle du diamant, tant de chevelures de nuances diverses. Bien loin d’être artificiels, les concetti sont le seul langage par lequel on puisse rendre naturellement ces fleurs qui marchent, ces éclairs qui passent, ces scintillemens et ces reflets qui se succèdent perpétuellement. L’esprit n’a pas besoin de se mettre à la torture comme on se le figure trop volontiers, car, en présence d’un tel spectacle, il devient nécessairement ingénieux et raffiné. Même chose pour le marivaudage. Le marivaudage paraît un langage tout à fait artificiel jusqu’au moment où se présente une occasion de marivauder soi-même ; alors on comprend la raison d’être de ce langage, et on le trouve tout naturel, car il s’est en effet présenté de lui-même sur les-lèvres, et aucun autre langage n’aurait pu le remplacer, cette occasion étant donnée. Les concetti et les mignardises du Tasse sont donc moins les indices d’une littérature à son déclin déjà, d’un génie secondaire teinté de mauvais goût, que les marques des efforts naturels du poète pour reproduire les phénomènes passagers du brillant spectacle au milieu duquel il vivait journellement dans la petite cour de Ferrare.

Je voudrais faire pénétrer aussi profondément que possible dans l’esprit du lecteur cette conviction que la nature du Tasse était une nature toute juvénile, et que ce qui le charme et le repousse dans sa poésie est justement cela même qui le charme et le repousse chez les enfans et les jeunes gens. Le Tasse, comme les très jeunes gens, retranche volontiers de la nature humaine quiconque n’appartient pas au monde qu’il habite, à la caste à laquelle il appartient, à la religion qu’il pratique et qu’il chante. Il crée des antithèses artificielles pour faire ressortir les vertus de ses héros préférés et peint leurs adversaires avec des couleurs de rhétorique. L’opposition