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des héros des deux religions dans la Gerusalemme est un véritable enfantillage, comme chacun de nous en a pu faire au collège, quoique avec moins de génie et surtout d’ingéniosité. Le Tasse est le dernier enfant de la renaissance italienne, comme le dit fort justement M. Cherbuliez ; mais combien cet enfant est déjà dégénéré ! Où soupçonner dans la Gerusalemme cette grande idée de la réconciliation des religions, qui fit le fond de la renaissance italienne, que l’on voit naître chez Boccace dans le conte des Trois anneaux, et qui est symbolisée si gracieusement dans Arioste par l’amour de Bradamante et de Roger ? Nous sommes bien loin avec le Tasse de cette haute et poétique impartialité. Certes l’opposition des deux religions était nécessaire et naturelle en un sujet comme la Gerusalemme, mais il l’a tranchée avec cette netteté impitoyable et cette décision imperturbable que connaissent seuls les êtres sans expérience. On dirait qu’il a craint qu’elle ne fût jamais assez marquée, et là où il fallait un fossé, il a creusé un abîme. Ses Sarrasins sont des caricatures, ou des monstres, ou des affiliés de l’enfer ; c’est à peine s’ils participent à la nature humaine. Le roi de Jérusalem est un tyran cruel, faible et ridicule ; le savant Ismeno est un nécromancien ; Soliman est un aventurier voué au démon, Argant un géant homicide et impie. La férocité leur tient lieu de courage, la force physique de magnanimité et de grandeur d’âme ; l’intérêt se détourne d’eux comme d’êtres d’une nature inférieure, voués au mal non-seulement par fatalité, mais par choix. S’ils étaient simplement condamnés aux ténèbres, on pourrait encore les plaindre ; mais ils sont en communication constante avec les esprits de l’abîme, et ils paraissent on ne peut plus satisfaits de cette intimité : ce n’est pas par aveuglement qu’ils combattent la foi chrétienne, c’est volontairement et avec clairvoyance. Les démons n’ont pas besoin pour les tromper de revêtir des formes étrangères, ils n’ont qu’à se présenter à eux tels qu’ils sont pour être sûrs d’être bien reçus, Voyez par exemple au chant neuvième la visite d’Aletto à Soliman, qui le reconnaît aussitôt pour un démon, et qui s’abandonne sans résistance à toutes les fureurs qu’il lui insuffle dans l’âme. O chevaliers musulmans d’Arioste, Mandricard, Rodomont, Roger, Sansonnet, Doralice, Marphise, Médor, si valeureux, si magnanimes, si loyaux, chez qui on sent des âmes si naturellement portées vers la lumière, quels frères ténébreux le Tasse vous a donnés dans Aladin, Argant et Soliman ! Seule, la vaillante Clorinde, comme une sainte rachetée de l’erreur, intercède auprès du lecteur pour les champions de la religion musulmane, et jette un rayon d’humanité dans l’atmosphère infernale où ils s’agitent.

Une autre particularité très bizarre, mais cette fois toute gracieuse, de cette nature enfantine du Tasse, c’est le caractère en