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de génie et où il inspire des hommes comme Spenser, Shakspeare, Ben Jonson, Sidney, Fletcher, Milton. Le succès du drame pastoral est un des plus extraordinaires et des plus rapides qu’il y ait dans l’histoire littéraire. Né en 1554 à la cour de Ferrare avec le signor Agostino Beccari, il s’était mêlé avant la fin du siècle à toutes les manifestations du génie humain. Or le Tasse a poussé plus que personne cette haute fortune, car c’est lui qui le premier donna, avec l’Aminta, le sceau de la perfection à ce genre légèrement artificiel et le rendit digne des destinées qu’il allait parcourir. Ainsi c’est encore le Tasse qui préside à ce mouvement poétique qui se prolonge jusqu’au règne de Louis XIV. C’est lui qui est en quelque sorte le chef d’orchestre du glorieux concert européen pendant près d’un siècle ; s’il est dans le cortège qui marche à sa suite des hommes plus grands que lui, n’oublions pas cependant qu’il marche à leur tête et qu’il est le premier par la date, sinon par le rang.

Nous avons trop peu parlé du livre de M. Cherbuliez, et, en critique égoïste, nous avons profité de l’occasion qu’il nous offrait pour développer notre thèse sur la nature du génie du Tasse, sur la cause psychologique et physiologique de ses malheurs, qui, croyons-nous, eurent leur origine dans les obscurités de l’âme et du tempérament. Le Tasse ne fut pas heureux précisément parce qu’il était né pour le bonheur. Voilà notre thèse, que nous livrons à notre tour à la critique si pénétrante et si élevée de M. Cherbuliez ; mais nous ne voulons pas terminer sans le remercier au nom des amis de la poésie d’avoir parlé en termes si délicats et si nobles de celui qui fut le chantre accompli des élégances mondaines. Le pauvre Tasse n’est pas en faveur de nos jours, et M. Cherbuliez aurait péché par trop d’indulgence et d’enthousiasme que nous n’y verrions aucun mal, car c’est l’injustice que le poète rencontre le plus souvent parmi le public contemporain, quand ce n’est pas l’oubli. Combien y a-t-il aujourd’hui de lecteurs du Tasse, et dans ce petit nombre combien en est-il qui le goûtent réellement et l’apprécient à sa vraie valeur ? Tout récemment nous lisions sur lui, dans un livre remarquable d’un de nos jeunes historiens littéraires, un jugement bien sommaire et bien dur. M. Cherbuliez a essayé de le maintenir à cette place élevée qui est la sienne, et d’où l’on cherche à le faire descendre, et ce n’est après tout que justice. Eh ! sans doute l’inspiration du Tasse n’est pas la grande inspiration, mais c’est une inspiration encore très haute, et, en parcourant l’histoire littéraire, je ne découvre pas une époque, si brillante et si fertile qu’elle soit, qu’un talent de cet ordre ne pût encore embellir et honorer.


EMILE MONTEGUT.