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leur vivacité première. Jérôme ne passa point son adolescence dans une ville aussi licencieuse que Rome sans que ses mœurs en ressentissent quelque atteinte. « Il eut à déplorer, nous dit-il, plus d’une chute et plus d’un naufrage. » Son père l’arracha à ces dangereuses séductions en l’envoyant à Trêves, où résidait l’empereur Valentinien, peut-être pour l’attacher aux offices de ce prince, ou l’enrôler dans la milice cohortale du prétoire ; mais les travaux administratifs étaient peu du goût de Jérôme, qui employa le temps de son exil à copier des livres de controverse religieuse. Il saisit enfin une occasion de revenir à Rome pour y recevoir le baptême, et regagner ensuite Aquilée, sa métropole d’origine.

Pendant ce second séjour, suivant toute apparence, Jérôme se trouva mêlé à une aventure qui fit grand bruit. Il y avait alors dans la capitale de l’empire d’Occident une jeune femme chrétienne, originaire d’Espagne, dont la famille, émigrée à Rome, depuis quelques générations, avec une prodigieuse fortune, était entrée dans le patriciat par de hautes alliances et avait même donné un consul à l’année 341. Cette jeune femme se nommait Melania, et y sous une forme affectueuse et familière, Melanis et Melanium, suivant un usage grec introduit dans la langue latine. Tout était passion chez cette fille de l’Ibérie, et sa dévotion était aussi impérieuse et aussi exclusive que son amour ou sa haine. Mariée toute jeune à un homme d’un grand nom resté inconnu, elle en avait eu trois enfans ; mais elle atteignait à peine sa vingt-troisième année quand elle le perdit subitement, et son deuil n’était pas achevé, que les deux aînés de ses enfans, frappés à leur tour, allaient l’un après l’autre rejoindre leur père dans la tombe. Ces coups terribles ne l’écrasèrent pas. On ne la vit pas tomber, comme toutes les mères, dans une douleur furieuse et désespérée, nous dit un de ses biographes : elle ne pleura point, elle ne s’arracha point les cheveux ; se relevant de toute sa hauteur, elle s’avança, les bras étendus, vers le crucifix, l’œil sec et le sourire sur les lèvres. « Seigneur, s’écria-t-elle, je vous remercie d’avoir brisé tant de liens qui me retenaient loin de vous : je suis libre maintenant de vous servir ! » Cette scène se passait à la campagne, à plusieurs lieues de Rome. Sans perdre un instant, elle envoya préparer à la ville des obsèques dignes de son rang, fit placer les trois corps dans un même cercueil, et s’achemina avec eux pour les déposer dans le monument de sa maison, tenant son plus jeune fils entre ses bras. Elle fit ainsi son entrée à Rome, et, selon le mot d’un contemporain, « ce fut comme le triomphe de son malheur. »

La cérémonie terminée, elle annonça son départ pour un long voyage, et malgré les prières, l’opposition même de sa famille, qui