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la fameuse rencontre au bal ne furent probablement dans l’esprit de M. de Bismark qu’une brillante hypothèse propre à prouver aux autres, et peut-être à lui-même, que l’œuvre qu’il s’était proposée pouvait aussi avoir son côté « romantique. » Au fond, cette œuvre était des plus classiques et rentrait dans les traditions du grand art consacré par le temps. Chef des hobereaux (Junker) et pour ainsi dire mandataire du parti de la croix, il devait avant tout travailler à la réalisation de la pensée favorite de ce parti, au rétablissement de l’alliance des trois cours du Nord, de cette digue salutaire contre tout esprit subversif, si malheureusement rompue depuis la guerre « impie » de Crimée. Et quelle plus belle occasion de mener à bonne fin cette bonne œuvre qu’une insurrection de Pologne, de cette Pologne dont le sang a de tout temps servi de ciment entre les trois puissances copartageantes ? M. de Bismark feignit donc devant le soulèvement polonais, dès le début, une frayeur démesurée qu’il espérait rendre communicative : il parla à M. Buchanan de la défaite probable des Russes dans le royaume[1], expédia en toute hâte ses généraux à Varsovie et à Saint-Pétersbourg pour conclure une convention, et ne manqua pas de s’adresser aussi à l’Autriche afin de conjurer en commun le commun danger.

Ce qu’il y a surtout de remarquable et de piquant dans cette transaction qui émut tant la diplomatie de l’Occident, c’est que l’initiative en appartenait exclusivement au ministre prussien, et que la fameuse convention causa d’abord à la Russie la même surprise qu’elle devait quelques jours plus tard provoquer dans l’Europe entière. Déjà sir A. Malet, l’habile agent anglais à Francfort, se doutait de cette vérité quand il écrivit au comte Russell, sous la date du 20 février : « M. de Bismark est accusé de donner au gouvernement russe une assistance qui ne lui était pas demandée, et qui en fait est mal accueillie, » mais toute incertitude à cet égard disparaît quand on lit la dépêche confidentielle qu’adressa M. de Tegoborski à M. d’Oubril, ambassadeur russe à Berlin, le 4 février, à la première nouvelle de l’envoi des généraux prussiens pour la conclusion d’une convention[2]. Le directeur de la chancellerie diplomatique

  1. «… On previous occasions he (M. de Bismark) always spoke of the probability of the Russian army in Poland proving too weak to suppress the insurrection. » Dépêche de sir A. Buchanan, 21 février 1863.
  2. Les dépêches de M. de Tegoborski expédiées de Varsovie le 4 février ont été interceptées par les insurgés : nous avons devant nous les originaux mêmes de ces dépêches, et nous nous en servirons encore dans la suite de ce travail. Pour la curiosité du fait, nous reproduisons ici in extenso le passage dont il est parlé dans le texte, sans rien changer à ce français passablement moscovite :
    « Varsovie, 23 janvier (4 février) 1863. Mon cher ami, je n’ajoute que quelques lignes a mon expédition d’aujourd’hui pour vous dire que les dispositions sont prises pour loger tous les messieurs qui nous arrivent de Berlin et que nous attendons demain. Tout en reconnaissant la courtoisie de la mission de ces messieurs, nous ne pouvons pas nous rendre un compte exact de ce qui l’a motivée. Il n’y a pas de pericolo (sic !) in mora, et nous n’en sommes pas à avoir besoin de la coopération des troupes étrangères. Pour le moment, tout ce qu’il importe, c’est que la Prusse garde ses frontières autant qu’elle peut, afin que les insurgés ne puissent pas trouver un refuge chez elle. Il me semble donc que la mission de trois militaires est trop donner d’importance à une affaire sur laquelle on pourrait s’entendre avec un seul parfaitement bien. Si je suis bien renseigné, c’est M. de Tettau qui a eu la malheureuse idée d’aller à Berlin, qui aurait inquiété le gouvernement prussien et fait le diable beaucoup plus noir qu’il n’est en effet. Je vous serais donc bien obligé si vous pouviez nous faire parvenir les renseignemens que je vous ai demandés par mon télégramme secret d’aujourd’hui…
    « TEGOBORSKI. »