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de marins se plaçaient alors sur le quai avec deux fortes amarres. Appuyant sur le bord un bout-dehors de bonnette ou tout autre espars, nous écartions légèrement de la rive l’avant du brick. Il n’en fallait pas davantage, le courant se chargeait du reste : comme par un vigoureux soufflet appliqué sur sa joue, il jetait à l’instant la Comète au milieu du Bosphore. Si nos hommes étaient adroits, ils profitaient de ce moment pour entourer d’une de leurs amarres un des piliers de granit dressés sur le quai ; la Comète, ainsi retenue, se rangeait dans le fil de l’eau, et les marins, saisissant l’autre amarre, s’animant par des cris, par le son du tambour, la mettaient en chemin. Ce n’était qu’un coup de collier ; il n’y avait pas une demi-encâblure à faire pour tomber dans un autre remous, Le coude franchi, nous suivions presque sans effort les contours d’une baie nouvelle, salués par le gazouillement des oiseaux, mais semant l’émoi sur notre passage. Les Turcs, brusquement éveillés, tremblaient pour leurs maisons, non sans motifs peut-être, car je me souviens d’avoir enlevé un jour, près de Kadi-Keui, tout un angle de corps de garde du bout de mon beaupré. Le bruit, le fracas que les chrétiens traînent constamment après eux fait le désespoir des Turcs. Dès lors le pauvre sultan me rappelait un peu le cheval qui voulut se venger du cerf. Je ne m’étonne donc pas de l’empressement qu’il mit à accueillir le conseil qui lui fut donné de régler son différend avec le pacha d’Égypte sans recourir à l’intervention de l’Europe.

L’amiral Lalande voulait m’appeler à lui. Il avait écrit à l’ambassadeur qu’il enverrait à Constantinople un autre brick remplacer pour quelques mois la Comète. Il craignait que je ne m’amollisse dans cette navigation de rivière[1] ; mais avant qu’il eût pu donner suite à ses intentions, il fut lui-même rappelé en France. Il ne s’attendait pas à ce coup, et ne laissa pas que d’en être ému[2]. Il ne comprit pas en effet tout d’abord cette dernière faveur de la fortune.

  1. Ce fut au milieu de ces loisirs de ma station du Bosphore que me vint la première idée de livrer mes impressions de marin à la publicité. L’amiral Lalande ne m’encouragea pas beaucoup, je dois le dire. Voici ce qu’il répondit à mes confidences : « Smyrne, 2 juillet 1840. — Tu as donc toujours des projets de l’autre monde ?… Nous en parlerons. Tu veux écrire ! Mais il me semble que tu t’y prends un peu tard. Pour faire l’article, mon cher ami, il faut que cela vienne de jeunesse, — comme le calfatage. Je te l’ai toujours dit, passé vingt-cinq ans, on n’est plus qu’une vieille bête. »
  2. Deux lettres que j’ai par bonheur conservées montreront comment, malgré cette émotion à coup sûr bien naturelle, il sut se montrer à la hauteur d’une si dure épreuve.
    « Ourlac, 2 août 1840. — Eh bien ! mon cher Edmond, toi et moi, moi et toi, nous sommes de vrais enfans… Je reçois l’ordre de remettre provisoirement le commandement de la station à M. de La Susse et de partir immédiatement pour Toulon.
    « Si La Susse eût été ici, je serais parti demain. Je l’avais envoyé à Smyrne, parce qu’il le désirait. Je le rappelle aujourd’hui, et je partirai mardi soir ou mercredi matin au plus tard. Il faut toujours montrer du zèle. »
    « En quarantaine, à Toulon, 30 août 1840.— Comme tu le présumais bien, mon ami, toutes les oppositions m’ont glorifié pour avoir occasion de tirer wur le ministère. J’en serais fâché, en vérité, si cela pouvait porter coup ; mais c’est l’opportunité qui les fait s’occuper de moi. Dans quinze jours, il n’en sera plus question, et ce n’est pas moi qui réveillerai ce chat-là. Je sens qu’il serait bête et inutile de se poser en mécontent. J’attendrai patiemment que la mauvaise marée soit passée. Chez nous, les marées durent peu. »