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entre cette île et Majorque. Notre point de départ était loin d’avoir le caractère de certitude qui eût été si nécessaire en pareille occurrence. L’erreur de notre position, résultat d’une estime influencée pendant deux jours par les courans, pouvait être de quinze ou vingt milles. Si nous donnions sur Minorque, nous étions en grand danger. Cependant c’est une île peu étendue, et un léger changement de route peut en faire éviter les pointes. Si nous rencontrions la plus grande des Baléares, Majorque, un miracle seul pouvait nous sauver. J’envoyai larguer la misaine et je fis gouverner au sud-sud-ouest. Nous le pouvions alors, parce que la tourmente s’était apaisée. À huit heures, le maître d’équipage, qui était monté, dans la hune de misaine, annonça la terre devant nous. Bientôt nous distinguâmes du pont de hautes gerbes d’écume que quelques-uns d’entre nous prirent pour des coups de canon : c’était la mer qui rejaillissait en pluie après avoir frappé la falaise. Ces brisans s’aperçoivent souvent lorsque la côte est encore voilée par la brume. Quelques minutes d’intense anxiété s’écoulèrent ; le terre se dessina plus clairement : elle s’étendait comme une longue bande noirâtre au-dessus de l’horizon ; un seul sommet arrondi en marquait à peu près le milieu. Nous reconnûmes Minorque et le mont Toro. Un soupir s’échappa de toutes les poitrines. Nous inclinâmes encore légèrement notre route sur tribord et passâmes à un ou deux milles de la pointe de Ciudadella. La brise diminuait de violence au fur et à mesure que nous avancions dans le canal. À la misaine, nous ajoutâmes successivement le grand hunier, le petit hunier, puis la grand’voile, pour nous rapprocher de Majorque et nous abriter sous ses hautes montagnes. À midi, l’équipage riait déjà de ses émotions. Le ciel était bleu, la brise était ronde, et la Comète voguait sur une mer unie… Mais combien de familles cette affreuse tempête avait plongées dans le deuil ! combien de pauvres femmes se trouvèrent avoir prié en vain Notre-Dame de la Garde ou Notre-Dame de Sicié ! combien d’orphelins fit en un seul jour le premier courrier qui arriva de la côte d’Afrique ! C’est une rude existence que celle du matelot. Il gagne si peu et il a tant d’êtres à soutenir ! Aimez-le, protégez-le, vous qui disposez de ses destinées ; mais n’espérez pas qu’il échappe à cette dure loi qui pèse depuis les premiers jours du monde sur la majeure partie de l’espèce humaine. L’homme doit travailler, et la femme doit gémir :

For the men must work and the women must weep.

J’ai connu des parages plus dangereux que ceux de la Méditerranée ; cependant en peut devenir marin dans la Méditerranée aussi bien qu’ailleurs. Les Anglais nous raillèrent quand ils apprirent le