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sort de cette escadre qui leur avait fait tout à la fois et ombrage et envie. Ils affectèrent de ne voir en nous que des marins de rade et de beau temps. Les vaisseaux de Nelson, au mois de mai 1798, n’avaient pourtant pas été plus heureux que les nôtres au mois de janvier 1841 ; leurs avaries avaient même été plus graves. La vérité, c’est que dans certains coups de vent exceptionnels il n’y a qu’une science qui serve, celle de les éviter ; mais, chose étrange, cette Méditerranée si étroite, nos bâtimens de guerre ne la connaissaient pas. Ils en ignoraient le régime et les ressources. Les cartes que nous possédions ne nous disaient rien de ces précieux abris que la nature a pour ainsi dire creusés à chaque pas du détroit de Gibraltar à l’entrée des Dardanelles. L’Archipel seul nous était devenu familier par de longues stations. Partout ailleurs nous allions à l’aventure sur la foi d’un méchant routier dont on avait fixé les principaux points par des déterminations astronomiques. Le coup de vent du 24 janvier 1841 eut au moins cet heureux résultat : l’amiral Hugon découvrit le golfe de Palmas en Sardaigne. Quelque temps auparavant, le commandant Bérard, sur l’Uranie, avait annoncé dans la même île l’existence de la baie de Saint-Pierre. On comprit enfin la nécessité d’accorder à la navigation de la Méditerranée un peu de cette sollicitude qu’on prodiguait à celle des mers les plus lointaines. Sur un théâtre où se meuvent des escadres et où l’on expose chaque jour des millions, aucune précaution ne saurait être superflue. Il fut donc décidé qu’on allait s’occuper sans délai de l’exploration des côtes de Sardaigne, de la partie du moins de ces côtes où des flottes entières trouveraient encore aujourd’hui, comme au temps de César et de Charles-Quint, des rades aussi sûres que des ports, aussi vastes que des golfes. Pendant deux années consécutives, cette reconnaissance hydrographique occupa la Comète[1]. Nos travaux étaient à peine terminés qu’un nouveau commandement m’appela sur les côtes de Catalogne. On me confia cette fois un brick de vingt canons, le Palinure. Quatre ans plus tard, je conduisais dans les mers de Chine une corvette. À la corvette succéda une frégate. Rien ne put me faire oublier les deux navires de mes jeunes années, le Furet et la Comète. En eux s’était personnifiée pour moi une marine qui allait disparaître.

C’est une singulière destinée pour la génération dont je fais partie d’avoir vu en quelques années ses plus chères études reléguées au second plan, d’avoir assisté à cette marée montante qui envahissait peu à peu le terrain où la marine de guerre et la flotte

  1. Voyez sur les résultats de cette reconnaissance la Revue du 1er et du 15 novembre 1843.