Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/401

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jette au feu la plupart ; mais ce juge impartial veut qu’on garde les Douze Pairs et tout ce qui par le de la France. L’Histoire du fameux Tirant le blanc lui plaît surtout pour le chevalier don Kyrié-Éléison de Montauban et Thomas de Montauban ; il y avait longtemps que nos chevaliers lisaient dans l’original toutes ces charmantes fictions, dont les simples copies désarment la sévérité du curé. Au XIVe siècle, quand l’archiprêtre de Hita, don Juan Ruiz, versifie le Lai de Virgile, le Varlet aux douze femmes, la Bataille de Karesme et de Charnage, et lorsqu’il exalte la puissance de dan Denier (le seigneur argent) en cour de Rome, on est certain que les joyeux contes et les apologues satiriques colportés par nos jongleurs en Italie et en Espagne étaient venus jusqu’à lui. Dans la Chanson des Saxons de Jean Bodel, déjà répandue en Europe dès l’an 1200, Charlemagne ayant exigé quatre deniers de tribut des barons de Herupe, qui se prétendaient exempts de tout chevage, les barons, au nombre de cinquante mille, font fabriquer des deniers d’acier qu’ils viennent présenter au bout de leurs lances :

Chascun en aura quatre, c’est li chevages drois.
As penons de nos lances les lierons estrois,
Ou ficherons as pointes des riches fera turcois ;
Puis irons querre Carle à Loon ou à Blois ;
Où que le trouverons, en rivière ou en bois,
Offert soit li chevages ensi corn par gabois.


Don Nuño de Lara ne parle pas autrement aux hidalgos qui ne veulent pas se soumettre à l’impôt des cinq maravédis mis par le roi de Castille Alphonse VIII :

Ios á vuestras posadas,
Armáos bien a caballo ;
Los cinco maravedis
A taldos bien en un paño,
En las puntas de las lanzas
Los traigais aqui colgado[1].


Des deux parts, le gabois a un plein succès : les barons espagnols ne sont que trois mille ; mais Alphonse, le vainqueur de Las Navas, devant cette manière menaçante de payer l’impôt, recule comme Charlemagne.

C’est au XIVe siècle que l’Italie, par le génie de Dante, de Pétrarque et de Boccace, prend à son tour le haut rang dans la littérature européenne ; mais auparavant elle n’a rien qui, pour l’antiquité ni pour le succès, puisse rivaliser avec la poésie française. Françoise de Rimini et son amant lisaient un poème français, le Lancelot, quand ils se sentirent touchés de ces douteux désirs qui

  1. « Allez à vos manoirs, armez-vous bien à cheval ; les cinq maravédis, liez-les étroit dans le pennon, et à la pointe de vos lances offrez ainsi le chevage. »