Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/444

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Anglais. Dans cet empire lilliputien, il employait ses loisirs le mieux qu’il pouvait, et lui, qui ne sut jamais rester en repos, se donnait dans son île autant de mouvement que dans ses anciens états. Il fit exploiter les mines de fer dont on lui avait laissé la propriété, augmenter les fortifications de Porto-Ferrajo, rouvrir les carrières de marbre et de granit, défricher Pianosa, commencer des fouilles au Monje-Giove pour y retrouver les fondemens du temple d’Ammon. La belle route qui de Porto-Ferrajo conduit à Longone en traversant l’île en écharpe, celle qui mène à Campo et à Marciana, ont été ouvertes par Napoléon, qui y occupait ses soldats. Avec ses fidèles amis, les généraux Drouot et Bertrand, il aimait à parcourir l’île à cheval. Quelquefois il se promenait en bateau ; il avait même une petite flottille. Dans ses jours d’ennui, il gravissait une montagne élevée, d’où il regardait la Corse. Le peuple l’aimait, parce qu’il semait dans l’île beaucoup d’argent. « C’était le bon temps, me disait un insulaire ; les pièces de vingt francs se donnaient comme des pièces de cent sous ! » Toutefois les idées de Napoléon étaient ailleurs, et tout l’entrain dont il faisait preuve n’était que pour détourner l’attention de la France et de l’Angleterre. Jusqu’à la dernière heure, il réussit à cacher ses projets, à tromper la vigilance des espions dont il était entouré. Ceux même de ses amis qui n’étaient pas dans son secret ne se doutaient de rien.

Un jour, c’était en 1858, j’allais de Livourne à Piombino et Porto-Ferrajo sur le bateau à vapeur toscan qui composait toute la flotte du grand-duc Léopold. Sur le pont, à côté de moi, était assis un vieillard avec lequel je ne tardai pas à entrer en conversation. Il m’apprit qu’il était Français et qu’il avait été à l’île d’Elbe le jardinier de Napoléon. Son maître était parti, mais si vite, qu’il n’avait pas eu le temps de le suivre. Ce brave homme se nommait Antoine, comme le jardinier de Boileau. Voici ce qu’il me raconta : « Depuis longtemps l’empereur m’entretenait de ses grands projets pour le défrichement et la mise en valeur des terrains de la Pianosa. Le matin même de son départ, il m’en parlait encore, puis il me donna des ordres pour de nouvelles dispositions dans ses jardins. Il tenait à la main une longue-vue avec laquelle il regardait sans cesse la mer. — Ne vois-tu rien sur les rivages de Toscane ? me dit-il en me passant sa lunette. Je regardai ; elle était si bonne que je voyais jusqu’au port de Livourne. Je distinguais les douaniers sur la côte, et je pouvais lire jusqu’au numéro de leurs shakos et de leurs boutons. — Rien, majesté, lui répondis-je. Deux heures après, Napoléon était parti. »