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toutes ces épithètes, combinant toutes ces nuances, éveille l’idée de l’ivrogne complètement livré aux horrors, c’est-à-dire aux angoisses nerveuses, aux blue devils de l’intempérance.

Une remarque déjà faite à propos de ce vocabulaire hybride, c’est que les deux idiomes, quoique bien distincts, se côtoient parfois et se mêlent ; mais celui des classes dangereuses n’emprunte que bien rarement, autant vaut dire jamais, ses excentricités à la cacologie des salons, tandis que celle-ci s’alimente constamment de métaphores dérobées au langage technique du pugilat ou des courses de chevaux, quand elle ne descend pas plus bas encore. Ceci s’explique. Un jeune patricien de mœurs légères trouvera toujours plus de plaisir à s’exprimer comme le jarvey[1] secourable avec lequel les hasards d’une orgie l’auront mis en rapport, que celui-ci n’en aurait à modeler son langage sur celui de son noble client. L’amour-propre du premier, — sa vanité plus ou moins mal raisonnée, — s’accommode fort bien de la surprise produite par le contraste inattendu de son rang avec le jargon populacier qu’il emploie çà et là comme un condiment de saveur piquante, un travestissement original dont il pourra toujours se débarrasser au besoin. Le second au contraire sait bien qu’en cédant à une tentation analogue, il encourrait un double ridicule aux yeux de ses pairs et de ses supérieurs, les premiers naturellement hostiles à des prétentions où perce quelque dédain, les seconds particulièrement sensibles aux contre-sens, aux gaucheries d’une imitation presque toujours fautive. Le cant d’ailleurs s’est constitué pour un objet déterminé, en vue de nécessités particulières ; elles lui font une loi de rester aussi obscur, aussi mystérieux qu’il l’a été dès son origine, et lui interdisent, comme périlleux au premier chef, tout commerce avec la langue dont se servent les gens qui peuvent impunément se laisser comprendre.

On pourrait nous croire disposé à épuiser notre sujet, et nous n’avons voulu que l’effleurer. Dans ce royaume du slang, qui paraît s’étendre chaque jour, nous laissons de côté des provinces entières. L’anglais à rebours que parlent les quarante mille revendeurs ou costermongers de la capitale anglaise, le slang rimé des chaunters et payterers[2], la « langue de ziph, » le gibberish, qui défigure tous les mots par l’insertion d’une consonne identique, en avons-nous seulement parlé ? De tant de locutions ultra-

  1. Cocher de fiacre.
  2. Chanteurs des rues, marchands de carrefour.