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l’autre la truelle. Le temps est pour eux, si l’espace est pour leurs ennemis. Ils ont les moyens de préparer leurs campagnes et de racheter leurs défaites; ils ont aussi la force irrésistible que leur donnent l’accroissement continuel de la population et la marche progressive des colons du nord vers les régions conquises du sud; ils ont surtout le grand privilège d’avoir pris la défense de l’esclave et d’en avoir fait un homme libre. Ils ne luttent plus seulement pour l’Union, comme ils le faisaient encore il y a trois ans; jadis purement nationale, leur cause est aujourd’hui celle de l’humanité.

Tous ceux qui dans le nord sympathisent avec les propriétaires d’esclaves savent fort bien que leurs amis du sud finiront par être écrasés complètement si la guerre continue, et c’est afin de venir à leur aide qu’ils réclament à grands cris la paix ou du moins un armistice. La paix, tel serait en effet le seul moyen de sauver la confédération, car dût celle-ci résister jusqu’à la mort de son dernier soldat, il resterait encore un million d’hommes aux états du nord pour occuper le territoire conquis. Toutefois, quand même le pacifique général Mac-Clellan, quand même un allié déguisé des rebelles serait élu président, une paix durable n’en serait pas moins impossible entre les deux fractions de la république américaine tant que l’esclavage subsistera, tant que deux sociétés, basées l’une sur le travail libre, l’autre sur le travail asservi, chercheront à vivre côte à côte dans le même bassin géographique. En réalité, la guerre, avant d’éclater sous sa forme sanglante, n’a cessé d’exister entre les états libres et les états à esclaves depuis la fondation de la république, et c’est maintenant, après tant de batailles et de sang versé, que des politiques naïfs tenteraient de rétablir la paix tout en laissant subsister la cause de la désunion ? Est-il admissible d’ailleurs que, pour obtenir la tranquillité, les unionistes rendent les bords du Mississipi, la Nouvelle-Orléans, Norfolk, Chattanooga, et qu’ils rappellent les diverses lois d’émancipation votées par le congrès? Et si les fédéraux veulent garder leurs conquêtes, est-il croyable que de leur côté les chefs de la rébellion consentent à ne posséder qu’un territoire séparé du reste du monde, sans débouchés, sans commerce, sans industrie? La lutte, interrompue par une trêve ou par un semblant de paix, renaîtrait certainement, bien plus terrible encore. Qu’elle continue donc jusqu’à la victoire définitive des armées et des principes du nord, afin que plus tard elle ne se renouvelle pas sous mille formes et ne permette pas au despotisme de s’introniser dans le Nouveau-Monde. Qu’elle continue sans relâche afin qu’elle soit terminée plus tôt, et que nous cessions d’avoir sous les yeux cet horrible spectacle des cadavres et du sang.


ELISEE RECLUS.