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Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/683

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sociétés secrètes s’acheminaient ensemble vers le Forum. Là, ils rencontraient, non pas les honnêtes gens, qui, se sentant inférieurs, restaient chez eux, mais des gladiateurs et des pâtres que le sénat, pour se défendre, faisait venir des contrées sauvages du Picenum ou de la Gaule, et la bataille commençait. « Figurez-vous Londres, dit M. Mommsen, avec la population esclave de la Nouvelle-Orléans, la police de Constantinople, l’industrie de Rome moderne, et songez à l’état politique de Paris en 1848 : vous aurez quelque idée de Rome républicaine à ses derniers momens. »

Il n’y avait plus de loi qu’on respectât, plus de citoyen, plus de magistrat qui fût à l’abri de la violence. Un jour on brisait les faisceaux d’un consul, le lendemain on laissait pour mort un tribun. Le sénat lui-même, entraîné par l’exemple, avait fini par perdre cette qualité qu’un Romain perdait la dernière, la gravité. Dans cette assemblée de rois, comme avait dit un Grec, on se disputait avec une brutalité révoltante. Cicéron ne surprenait personne lorsqu’il donnait à ses adversaires les noms de pourceau, d’ordure et de chair pourrie. Quelquefois les discussions devenaient si vives que le bruit en arrivait jusqu’à cette foule émue qui remplissait les portiques voisins de la curie. Elle y prenait part alors, et avec tant de violence que les sénateurs épouvantés s’empressaient de fuir. Au Forum, on le comprend, c’était bien pis encore. Cicéron rapporte que quand on était fatigué de s’insulter, on se crachait au visage. Il fallait prendre d’assaut la tribune lorsqu’on voulait parler au peuple, et on risquait sa vie pour essayer de s’y maintenir. Les tribuns avaient trouvé une nouvelle manière d’obtenir l’unanimité des suffrages pour les lois qu’ils proposaient : c’était de faire battre et de chasser tous ceux qui s’avisaient de n’être pas de leur opinion; mais nulle part les luttes n’étaient plus ardentes qu’au champ de Mars les jours d’élection. On en était réduit à regretter le temps où l’on trafiquait publiquement de la voix des électeurs et où tout le monde savait qu’il en coûtait 800 talents pour devenir consul. En ce moment, on ne se donnait même plus la peine d’acheter les dignités publiques : on trouvait plus commode de les prendre de force. Chaque parti se rendait avant le jour au champ de Mars. Des rencontres avaient lieu dans les chemins qui y conduisaient. On se pressait d’y arriver avant ses adversaires, ou, s’ils y étaient déjà établis, on les attaquait pour les déloger : naturellement les dignités appartenaient à ceux qui restaient maîtres de la place. Au milieu de toutes ces bandes armées, il n’y avait de sécurité pour personne. On était réduit à se fortifier dans sa maison de peur d’y être surpris. On ne pouvait plus sortir qu’avec un cortège de gladiateurs et d’esclaves. Pour aller d’un quartier à l’autre, on prenait autant de précautions