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aussi tendre aux applaudissemens populaires aurait-elle résisté à l’ivresse d’un retour triomphal? « Je ne crois pas seulement revenir de l’exil, disait-il; il me semble que je monte au ciel. »

Mais il ne tarda pas à redescendre sur la terre. Quoi qu’il eût pu croire au premier moment, il reconnut bientôt que cette ville qui l’accueillait avec tant de fêtes n’était pourtant pas changée, et qu’il la retrouvait dans l’état où il l’avait quittée. L’anarchie y régnait depuis trois ans, mais une anarchie telle que, malgré tous les exemples que nous ont donnés nos révolutions, nous avons peine à nous la figurer. Depuis que les triumvirs, pour s’emparer de la république, avaient déchaîné la démagogie, elle était tout à fait maîtresse. Un hardi tribun, transfuge de l’aristocratie, et qui portait le plus beau nom de Rome, Clodius, s’était chargé de la conduire, et, autant que c’était possible, de la discipliner. Il avait déployé dans cette œuvre difficile beaucoup de talens et d’audace, et y avait assez bien réussi pour mériter de devenir la terreur des honnêtes gens. Quand nous parlons de la démagogie romaine, il ne faut pas oublier qu’elle était bien plus effrayante que la nôtre, et qu’elle se recrutait d’élémens plus redoutables. Quelque juste effroi que nous cause la populace qui, aux jours d’émeute, sort tout à coup des bas-fonds de nos villes manufacturières, à Rome ces couches inférieures descendaient bien plus bas encore. Au-dessous des étrangers sans aveu et des ouvriers sans pain, instrument ordinaire des révolutions, il y avait toute cette foule d’affranchis démoralisés par la servitude, et à qui la liberté n’avait donné qu’un moyen de plus de mal faire; il y avait ces gladiateurs dressés à combattre la bête ou l’homme, et qui se jouaient avec la mort des autres et avec la leur; il y avait surtout ces esclaves fugitifs, les pires de tous, qui, après avoir volé ou assassiné chez eux et vécu de pillage pendant la route, venaient de toute l’Italie se réfugier et se perdre dans l’obscurité des quartiers populaires de Rome, multitude immonde et terrible de gens sans famille, sans patrie, qui, placés par l’opinion générale hors de la loi et de la société, n’avaient rien à respecter comme ils n’avaient rien à perdre. C’est parmi eux que Clodius recrutait ses bandes. Les enrôlemens se faisaient au grand jour, dans un des endroits les plus fréquentés de Rome, près des degrés Auréliens. On organisait ensuite les nouveaux soldats en décuries et en centuries sous des chefs énergiques. Ils se réunissaient par quartiers dans des sociétés secrètes, où ils allaient prendre le mot d’ordre, et avaient leur centre et leur arsenal au temple de Castor. Le jour venu, et quand on avait besoin d’une manifestation populaire, les tribuns ordonnaient de fermer les boutiques ; alors les artisans rejetés sur la voie publique et toute l’armée des