Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/690

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nait probablement à être répandue, et où il expliquait sa conduite. Dans cette lettre, après avoir raconté les faits à sa façon et assez maltraité ceux dont il abandonnait le parti, ce qui est un moyen commode et généralement employé pour prévenir leurs plaintes et les rendre responsables du mal qu’on va leur faire, il se hasarde à présenter, avec une étrange franchise, une sorte d’apologie de la versatilité politique. Les raisons qu’il donne pour la justifier ne sont pas toujours très bonnes ; mais il faut croire qu’on n’en peut pas trouver de meilleures, puisqu’on n’a pas cessé de s’en servir. Sous prétexte que Platon a dit quelque part « qu’il ne faut pas faire plus violence à sa patrie qu’à son père, » Cicéron pose en principe qu’un homme politique ne doit pas s’obstiner à vouloir ce que ses concitoyens ne veulent plus, ni perdre sa peine à tenter des oppositions inutiles. Les circonstances changent, il faut changer avec elles, et s’accommoder au vent qui souffle pour ne pas se briser sur recueil. Est-ce là d’ailleurs véritablement changer ? Ne peut-on pas vouloir au fond la même chose et servir son pays sous des drapeaux différens ? On n’est pas inconstant pour défendre, selon les circonstances, des opinions qui semblent contradictoires, si par des routes opposées on marche au même but, et ne sait-on pas « qu’il faut souvent changer la direction des voiles, quand on veut arriver au port ? » Ce ne sont là que de ces maximes générales qu’un politique inventif imagine pour couvrir ses faiblesses, et il n’y a pas à les discuter. La meilleure manière de défendre Cicéron, c’est de rappeler en quel temps il a vécu, et comme il était peu fait pour ce temps. Ce littérateur élégant, cet artiste ingénieux, cet ami des arts tranquilles, avait été placé, par un caprice du sort, dans une des époques les plus violentes et les plus troublées de l’histoire. Que pouvait faire, parmi ces luttes sanglantes où la force était maîtresse, un homme de loisir et d’étude, qui n’avait d’autre arme que sa parole et qui rêvait toujours les plaisirs de la toge et les lauriers pacifiques de l’éloquence ? Il fallait une âme plus virile que la sienne pour tenir tête à ces assauts. Les événemens, plus forts que lui, confondaient à chaque instant ses desseins et se jouaient de sa volonté hésitante. À son entrée dans la vie politique, il avait pris pour devise le repos et l’honneur, otium cum dignitate ; mais ce ne sont pas deux choses qu’il soit facile d’unir ensemble en des temps de révolution, et presque toujours on perd l’une des deux quand on veut trop conserver l’autre. Les caractères résolus, qui le savent bien, font tout d’abord leur choix entre elles, et, selon qu’on est Caton ou Atticus, on se décide dès le premier jour pour le repos ou pour l’honneur. Les indécis, comme Cicéron, passent de l’un à l’autre, selon les circonstances, et les compromettent à la fois tous les