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coup. Que serait-il arrivé de l’Italie si, pendant que Rome perdait ses forces dans des luttes intérieures, les Suèves et les Sicambres s’étaient établis sur le Rhône et les Alpes? L’invasion, conjurée par Marius un siècle auparavant, recommençait; elle pouvait amener la ruine de Rome, comme elle fit quatre siècles plus tard, si César ne l’avait arrêtée. C’est sa gloire d’avoir rejeté les Germains au-delà du Rhin, comme ce fut l’honneur de l’empire de les y maintenir pendant plus de trois cents ans.

Mais ce n’était pas le seul effet ni même le plus grand des victoires de César. En conquérant la Gaule, il l’a rendue entièrement et pour jamais romaine. Cette rapidité merveilleuse avec laquelle Rome s’assimile alors les Gaulois ne se comprend que lorsqu’on sait en quel état elle les avait trouvés. Ils n’étaient pas tout à fait des barbares, comme les Germains; il est à remarquer que leur vainqueur, qui les connaissait bien, ne leur donne jamais ce nom dans ses Commentaires. Ils avaient de grandes villes, un système régulier d’impôts, un ensemble de croyances religieuses, une aristocratie ambitieuse et puissante, et une sorte d’éducation nationale dirigée par les prêtres. Cette culture, encore imparfaite, si elle n’avait pas entièrement éclairé les esprits, les avait au moins éveillés. Ils étaient ouverts et curieux, assez intelligens pour reconnaître ce qui leur manquait, assez libres de préjugés pour renoncer à leurs usages quand ils en trouvaient de meilleurs. Dès le commencement de la guerre, ils réussirent à imiter la tactique romaine, à construire des machines de siège et à les manœuvrer avec une habileté à laquelle César rend justice. Ils étaient donc encore rudes et grossiers, si l’on veut, mais déjà tout prêts pour une civilisation supérieure dont ils avaient le désir et l’instinct. Voilà ce qui explique qu’ils l’aient si facilement accueillie. Ils avaient combattu dix ans contre la domination de l’étranger; ils ne résistèrent pas un jour à adopter sa langue et ses usages. On peut dire que la Gaule ressemblait à ces terres fendues par un soleil brûlant et qui boivent avec tant d’avidité les premières gouttes de la pluie ; elle s’est si profondément imprégnée de la civilisation romaine, dont elle avait soif sans la connaître, qu’après tant de siècles et malgré tant de révolutions elle n’en a pas encore perdu l’empreinte, et que c’est la seule chose qui ait persisté jusqu’à présent dans ce pays où tout change. César n’ajoutait donc pas seulement quelques territoires nouveaux aux possessions de Rome; le présent qu’il lui faisait était plus beau et plus utile : il lui donnait tout un peuple intelligent, qui fut presque aussitôt civilisé que conquis, et qui, en se faisant romain de cœur aussi bien que de langage, en confondant ses intérêts avec ceux de sa nouvelle patrie, en s’enrôlant dans ses légions pour la