Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/714

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les événemens ont eu eux-mêmes des formes et des caractères différens.

Ces différences entre les destinées particulières selon les temps n’ont-elles pas leur intérêt ? Est-ce bien connaître un siècle que de savoir les guerres qu’il a faites, les rois qu’il a eus, les révolutions politiques qui l’ont agité, et de ne pas savoir comment les hommes ont commencé à penser, à vivre, à se conduire d’une manière différente de celle de leurs pères, comment ils ont eu des destinées toutes nouvelles, comment les aventures de leur vie privée n’ont plus ressemblé aux aventures de leurs devanciers ?

Ne croyons pas cependant que la différence des destinées particulières tienne seulement à la différence des événemens de l’histoire. Les caractères et les sentimens des hommes influent sur leur destinée autant pour le moins que les événemens de l’histoire. La difficulté ou plutôt l’impossibilité est de distinguer la part qu’ont dans la destinée de l’homme les événemens d’un côté, les caractères de l’autre. Il y a là une confusion qui résiste à tous les efforts de l’analyse. Les caractères prennent assurément l’empreinte des événemens ; mais les événemens eux-mêmes reçoivent l’influence des caractères, de telle sorte que les deux élémens principaux de la destinée humaine sont tour à tour cause et effet. Otez aux caractères l’aide et l’aiguillon des événemens, ils ne seront que peu de chose ; ôtez aux événemens l’appui et l’impulsion des caractères, ils ne seront que la moitié de ce qu’ils auraient pu être. Faire de l’homme le serviteur aveugle des choses, ou faire des choses les servantes dociles de l’homme, égale erreur. Robespierre aurait pu n’être qu’un honnête avocat déclamateur à Arras ; Marat, un mauvais médecin des écuries du comte d’Artois, comme il l’était en 1788 ; Napoléon lui-même aurait pu n’être qu’un bon colonel d’artillerie : les événemens ont fait que ces hommes ont été autre chose en mal et en bien. On me dit qu’il y a en ce moment dans les sciences une théorie fort accréditée, celle des germes partout répandus qui attendent pour naître telle ou telle température. Il en est de même des caractères, qui attendent aussi pour paraître l’aide de tels ou tels événemens. Prenez l’autre côté de la question. Il est possible qu’il y eût au temps de la fronde autant de caractères révolutionnaires qu’en 1792. Les événemens ont résisté aux hommes. Dans la destinée des peuples, c’est-à-dire dans l’histoire, dans la destinée des individus, c’est-à-dire dans la biographie, bien hardi sera celui qui dira en parlant de tel homme ou de tel événement : Voilà l’homme qui a fait par son caractère la destinée de son siècle et de son pays ; voilà l’événement qui a décidé de la destinée de cet homme. — Bien téméraire aussi sera celui qui dira le contraire.